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Enfin et surtout il en a connu la nécessité supérieure, et que, si nous ne mourions pas, peut-être réussirions-nous tout de même à nous accommoder de la vie, quoique cela paraisse bien difficile; mais sans doute nous n’aurions aucune des idées qui font la grandeur de l’esprit humain.

Car on ne saurait méditer sur la mort sans méditer également sur le problème de la destinée, et Lamartine, en raison de son éducation comme de sa nature pouvait moins que tout autre se soustraire à cette nécessité. Il est d’ailleurs, pour en faire en passant la remarque, une preuve assez illustre que le pessimisme, quoi que l’on en ait dit, n’est nullement obligé de conclure au néant. Si la poésie de Lamartine doit à la pensée constante ou habituelle de la mort son accent de mélancolie et de solennité, c’est à la méditation du problème de la destinée qu’elle doit son caractère tragique et philosophique à la fois. Byron ou Shelley lui sont-ils peut-être supérieurs à cet égard parmi les poètes contemporains ? Je ne le sais ni ne veux le rechercher aujourd’hui ; mais ce que l’on doit dire, — et ce que l’on n’a pas assez dit, — c’est que, s’il y a dans notre langue une poésie philosophique vraiment digne de ce nom, c’est assurément celle de Lamartine. Voltaire, avant lui, dans ses Discours en vers, avait essayé de rimer la philosophie de Locke et de Newton, et d’autres, depuis lui, la critique de Kant, ou l’Origine des espèces, ou le pessimisme de Schopenhauer. Vaines tentatives, inutiles efforts, ambitions généreuses, mais avortées en naissant; quand la clarté de la pensée ne s’évanouissait pas dans la splendeur des images, c’était le vers qui se changeait en prose; et Lamartine, après avoir été le premier, demeure encore et toujours le seul.


Pourtant chaque atome est un être,
Chaque globule d’air est un monde habité;
Chaque monde y régit d’autres mondes, peut-être,
Pour qui l’éclair qui passe est une éternité !
Dans leur lueur de temps, dans leur goutte d’espace,
Ils ont leurs jours, leurs nuits, leur destin et leur place,
La vie et la pensée y circulent à flot,
Et pendant que notre œil se perd dans ces extases.
Des milliers d’univers ont accompli leurs phases
Entre la pensée et le mot.


Lui seul a trouvé de ces vers, comme lui seul était capable de concevoir aussi cette Chute d’un ange, qu’il n’a négligé que d’écrire, et qui serait autant au-dessus des Harmonies et de Jocelyn que la grande épopée philosophique est au-dessus de l’idylle ou de l’ode, — si seulement l’exécution en répondait à la conception.