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jours à Molière. Décadens ou romantiques, parnassiens ou classiques, nous descendons tous en effet de Malherbe, par Condillac ou par Noël et Chapsal ; nous évaluons le talent au nombre des défauts qu’il n’a pas, bien plus qu’à la nature des qualités qu’il possède ; et nous posons de tels principes enfin que, si nous les suivions, ils n’iraient à rien moins qu’à mettre l’auteur des Odes funambulesques au-dessus d’Hugo même, et M. Catulle Mendès ou M. Armand Silvestre au-dessus du poète de Jocelyn, des Harmonies et des Méditations. Mais si l’on se débarrassait une fois des préjugés d’école, si surtout on voulait être juste, on attacherait moins d’importance à la forme, dont la perfection matérielle n’a d’objet, assez souvent, que de faire illusion sur la valeur du fond. On ajouterait que, fussent-elles plus nombreuses et plus graves encore qu’on ne ledit, les négligences de Lamartine, emportées au courant de sa large et facile abondance, ne laisseraient pas toujours, — ou presque toujours, — de s’y perdre. Et l’on conclurait à bon droit que si la poésie, avant d’être une « peinture, » peut et doit même être une « musique, » c’est quelque chose, à ce seul point de vue de la forme, que d’avoir trouvé, comme Lamartine, les vers assurément les plus harmonieux qu’il y ait dans la langue.

Aussi bien n’est-ce pas seulement ni surtout ces négligences que l’on reproche à Lamartine, et quand on ne le trouve pas assez artiste, c’est plutôt qu’il est trop naturel. Non-seulement on ne voit pas comment son vers est fait, de quels artifices ni par quels procédés, mais on le comprend trop aisément quand il parle, et ses sentimens ne sont pas assez rares, assez subtils, assez quintessenciés. Vainement a-t-il écrit cette Chute d’un ange, poème bizarre, grandiose, dont l’auteur de la Légende des siècles, et depuis, celui des Poèmes barbares, sans en rien dire, se sont tant inspirés. Il reste vrai, d’une manière générale, que dans les Méditations, dans les Harmonies, dans Jocelyn, dans les Recueillemens même, il n’a fait que prêter sa voix et son génie de poète à ce que nous avons tous éprouvé comme lui sans savoir ni pouvoir le dire, et on le trouve banal parce qu’il est humain. Et, en effet, ce n’est pas le genre de Charles Baudelaire, ni même celui d’Alfred de Vigny, qui se sont attachés presque uniquement à traduire ce qu’ils croyaient trouver en eux de plus différent de leurs semblables. Nos jeunes poètes, à leur suite, ont cru devoir affecter la même ambition. Si le ciel, en naissant, ne les a pas affligés d’une maladie morale, ils s’en procurent une, la plus rare qu’ils puissent, et la poésie désormais ne consiste plus pour eux que dans l’analyse de leur cas pathologique ou le savant étalage de leur infirmité. Mais alors, qu’ils aient donc jusqu’au bout le courage de leur paradoxe, et qu’ils ne reprochent pas à Lamartine de n’être pas assez artiste, mais bien, comme nous disions, d’être trop naturel et trop sain. Car voilà son vrai crime : pour comprendre, pour sentir les Méditations ou les Harmonies, il n’est besoin