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Et ce qui est encore plus certain, c’est que la foule, — qui suit, comme toujours, — la foule indifférente, allant de l’un à l’autre, d’Hernani au Chandelier, ou des Caprices de Marianne à Ruy Blas, laisse lentement, autour du nom de Lamartine, l’oubli, l’ombre et l’obscurité s’épaissir.

Entre beaucoup de raisons que l’on pourrait donner de cette indifférence, ou, pour mieux dire, de cette ingratitude, il me sera permis ici de ne toucher aujourd’hui que les littéraires. Si peut-être quelques hommes politiques en veulent toujours à Lamartine de la révolution de 1848 et font payer à la gloire du poète la faute ou les erreurs du tribun populaire, ils ne sont pas nombreux, et le temps approche, d’ailleurs, où leurs antiques rancunes auront péri avec eux. J’en connais d’autres qui, s’ils l’osaient, lui feraient presque un crime de n’être pas mort plusieurs fois millionnaire, d’avoir traîné sa vieillesse en de pénibles et vulgaires labeurs, d’avoir dégradé à d’humiliantes sollicitations le poétique amant d’Elvire et de Graziella. Dirai-je que je crains que ce ne soient les mêmes qui reprochent à Hugo d’avoir trop bien entendu les affaires? Car nous rendons la vie difficile au poète. Et d’autres enfin insinuent que Lamartine a mal choisi son moment pour mourir, que les rares amis qu’il laissait derrière lui n’ont pas su mettre sa mort en scène, ni convenablement ordonner ses funérailles. Ce n’était pas, comme l’on dit, des « hommes de théâtre ; » non plus que lui, d’ailleurs; et en France, à Paris surtout, c’est une grande infériorité que ne pas être un homme de théâtre, — ou de n’en avoir pas un au moins dans sa famille. Mais, après cela, s’il n’y avait que de semblables raisons, on peut croire que depuis vingt ans bientôt elles auraient cessé d’en être. Aussi doit-il y en avoir de plus profondes; et, effectivement, il y en a; et elles sont curieuses à étudier, parce qu’elles ne tiennent guère moins, si je ne me trompe, à la nature de l’esprit français qu’à la nature même de la poésie de Lamartine.

C’est ainsi que les jeunes reprochent d’abord à Lamartine de n’être pas pour eux assez artiste, ils ont toujours sur le cœur une lettre célèbre: à M. Léon Bruys d’Ouilly, qui servit jadis, qui sert encore de préface, on se le rappellera peut-être, aux Recueillemens poétiques : « Le bon public, y disait Lamartine, s’imagine que j’ai passé trente ans à aligner des rimes,.. je n’y ai pas employé trente mois; » et les jeunes lui reprochent, avec un tranquille dédain, qu’on s’en aperçoit bien, sans qu’il eût besoin de le dire. Ils le trouvent incorrect, et ses vers quelquefois mal faits, mais ses rimes surtout faibles et communes : bonheur et malheur, adieu et dieu, onde et monde, piés et multipliés, ciel même, je crois, et soleil. Et ils n’ont pas tout à fait tort, et il n’y a rien de plus français, si je puis ainsi dire, que ce genre de chicanes, et, pour vous en convaincre, ce sont celles que nous faisons tous les