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un tableau à son maître, lui comptait en paiement des doubles ducats d’or, jusqu’à ce que celui-ci, réputé pour un homme assez intéressé, eût dit : « Assez ! » Mais tous n’avaient pas, à beaucoup près, la même délicatesse dans leurs procédés, témoin ce maître de la monnaie d’Anvers qui, étant convenu avec le peintre Joachim Buckelaër d’un prix minime pour un tableau de nature morte, lui apportait chaque jour quelque objet nouveau à y introduire et finissait par avoir un très important ouvrage.

Non contens d’exploiter ainsi à outrance le talent des peintres, d’autres amateurs leur imposaient les sujets les plus ridicules. Il fallait bien se conformer aux idées de ces singuliers Mécènes, sur le goût desquels van Mander, en fidèle narrateur, nous donne de curieux détails. Alors, comme toujours, le gros du public était surtout sensible aux tours de force. On applaudissait l’habileté avec laquelle, renchérissant sur les prodiges de fini des anciens miniaturistes, une artiste de ce temps, Anne Smyters, la mère de Lucas de Heere, avait su peindre un moulin à vent, avec le meunier, sa charrette attelée d’un cheval et plusieurs passans, dans des proportions si exiguës que « le tout pouvait être caché sous un demi-grain de blé.» Pour donner plus d’éclat à leurs œuvres, certains peintres recouraient à des procédés artificiels, dorant par places le fond des panneaux dont ils se servaient et ménageant ces reflets d’or pour représenter des couchers de soleil, des incendies, des torches allumées. D’autres excellaient aux trompe-l’œil et, grâce à leur connaissance des pratiques de la perspective, se plaisaient à produire sur les spectateurs l’illusion de portiques, de colonnades ou de paysages. Ils s’amusaient des erreurs auxquelles donnaient lieu leurs ouvrages, des paris qui s’engageaient à ce propos, et de la déconvenue, de la fureur même des perdans, qui ne pouvaient en croire leurs yeux quand on leur démontrait que ce qu’ils avaient pris pour la réalité n’était qu’une apparence. Dans ce temps où les voyages lointains étaient encore une rareté, d’autres artistes spéculaient sur l’attrait que les phénomènes ou les singularités de la nature qu’ils avaient été à même d’observer pouvaient offrir à la curiosité publique ; ils peignaient pour les souverains ou pour les municipalités des portraits « de Tartares, de sauvages, ou d’hommes étrangers, ramenés en Europe par des marins. » Parfois même, cédant à la pente de leur esprit, certains peintres raffinaient encore sur le mauvais goût régnant par la subtilité de leurs allégories, par la recherche et la prétentieuse complication de compositions qui semblent de véritables rébus. Il nous suffira de citer en ce genre ce Corneille Kétel de Gouda, dont les ouvrages fort appréciés alors semblent aujourd’hui le comble du ridicule avec leurs devises contournées et leurs baroques anagrammes. Dans une de ses compositions