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de bonne heure se voyaient exploités à outrance sans pouvoir, jusqu’au terme fixé, prétendre au moindre salaire.

Mais s’il y avait de mauvais maîtres, durs, âpres au gain, impitoyables, d’autres, par leur bonté et le soin qu’ils prenaient de leurs élèves, savaient mériter leur attachement. Van Mander, qui resta toute sa vie reconnaissant à Lucas de Heere et à Pierre Vlérick des leçons qu’il avait reçues, est heureux de raconter les excellens procédés qu’un peintre de Leyde, Alart Claez, avait pour les jeunes gens qui lui étaient confiés, la paternelle satisfaction qu’il éprouvait de leurs progrès. Entre le maître et les élèves régnait la plus franche cordialité. « Le lundi d’ordinaire on ne travaillait pas et tous ensemble allaient au cabaret se divertir, » mais sans jamais dépasser les bornes permises et sans s’écarter de la tempérance, qui n’était pas, en ce temps, la vertu favorite des peintres de ce pays. Frans Floris, dont le talent avait attiré chez lui de nombreux disciples, ne leur donnait pas, à beaucoup près, des exemples aussi édifians. Bien qu’il eût dans sa jeunesse mené la vie la plus régulière, et qu’il fût alors réputé pour le charme avec lequel il pouvait, en causant, aborder les sujets les plus divers, il se laissa plus tard entraîner à des habitudes de dissipation et d’ivrognerie, cédant, dit son biographe, à « notre défaut flamand le plus habituel, l’amour de la boisson. » Tout en souhaitant « que la jeunesse n’aspire pas à pareil renom et bien que, — ajoute-t-il en manière d’excuse, — notre origine germanique ne nous fasse pas envisager l’intempérance comme un vice honteux et condamnable, » van Mander enregistre quelques-uns des hauts faits bachiques de ce personnage qui, après avoir mis hors de combat les buveurs renommés qui l’avaient défié, vidait encore par surcroît « et pour l’honneur » une dernière cruche de vin. Il est vrai qu’il fallait, après ce bel exploit, le remettre en selle sur son cheval blanc et que ses élèves avaient charge de l’attendre au logis pour le déshabiller. On le voit, s’ils ont grossi leurs biographies des peintres flamands d’anecdotes souvent suspectes, d’Argenville, Descamps et les autres n’ont cependant fait que broder sur un fond déjà assez riche.

On est frappé, lorsqu’on parcourt les notices de van Mander, de voir combien, en général, les vocations des artistes dont il parle ont été précoces et parfois même imprévues. Il en cite de nombreux exemples et compare plaisamment ces vocations irrésistibles à celle « des chats qui ne peuvent s’empêcher de faire la chasse aux souris. » A ceux qui de bonne heure ont senti s’éveiller en eux l’amour de l’art, rien ne coûte pour se perfectionner. Avec un courage et une ardeur que rien ne rebute, ils font, sans hésiter, tous les sacrifices et n’atteignent le but qu’au prix d’efforts héroïques. D’autres, au contraire, avec des dons excellens, s’arrêtent à mi-chemin,