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politiques veulent nous faire croire à leurs profondes combinaisons et à l’efficacité de leurs profonds calculs ; mais, comme le disait déjà Platon, ils ne savent ce qu’ils font; ils sont menés par les choses plus qu’ils ne les mènent. Bossuet ne craint pas de leur dire qu’il y a une puissance qui se moque d’eux : vérité amère, qu’il eût été dangereux de dire aux maîtres du monde ailleurs que dans une chaire chrétienne : « Considérez ces grands et puissans génies : ils ne savent tous ce qu’ils font... L’événement des choses est si extravagant et revient si peu aux moyens que l’on y avait employés qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’il y a une puissance occulte et terrible qui se plaît de renverser les desseins des hommes, qui se joue des grands esprits qui s’imaginent remuer tout le monde et qui ne s’aperçoivent pas qu’il y a une raison supérieure qui se sert d’eux et se moque d’eux comme ils se servent et se moquent des autres ; » les plus habiles et les plus heureux « se seront munis de tous côtés par des précautions infinies; enfin, ils auront tout prévu, excepté leur mort, qui emportera en un moment toutes leurs pensées. »

Mais après avoir dit la vérité aux ministres, l’orateur osera-t-il la dire aux victorieux et aux conquérans, lui qui, dans son Oraison funèbre du prince de Condé, semble avoir si bien compris et presque partagé le feu et la fièvre que donne la victoire et qui a fait des conquérans un portrait si magnifique? C’est que là il était en présence d’une personne réelle, quoique morte; il était encore placé au point de vue du monde et parlait comme les autres hommes. Mais ailleurs, n’ayant plus devant lui que des généralités, il tient un autre langage ; il ne se croit plus obligé de ménager aucun idole : « Considérez, je vous prie, les César et les Alexandre et tous les autres ravageurs de provinces que nous appelons conquérans. Dieu ne les envoie sur la terre que dans sa fureur. Ces braves, ces triomphateurs, ils ne sont ici-bas que pour troubler la paix du monde... Ils triomphent de la ruine des nations et de la désolation publique ! » Il semble presque parler contre lui-même et contre le futur discours sur Condé, par lequel il terminera sa carrière oratoire : « La folle éloquence du siècle, dit-il, quand elle veut élever quelque valeureux capitaine, dit qu’il a parcouru les provinces moins par ses pas que par ses victoires. Qu’est-ce à dire que parcourir les provinces par ses victoires? n’est-ce pas porter partout le carnage et les pilleries? »

Il reste aux adorations des hommes une dernière idole, dont Bossuet plus que personne a la croyance et le respect : c’est la royauté. Bossuet osera-t-il y toucher comme à toutes les autres? Dans sa Politique, il s’écrie avec l’Écriture : O rois, vous êtes