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Ce qu’on veut inspirer, c’est le plaisir d’aimer, et l’on considère les personnages non comme gens qui s’épousent, mais comme amans : c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après. »

On ne sait trop que répondre, au point de vue rigoureusement chrétien, à des invectives si vives et une dialectique si serrée; et cependant quelque chose nous dit que ce ne peut pas être là la vérité; que ces maximes, prises à la rigueur, supprimeraient les plus belles œuvres et les plus grandes que l’esprit humain ait produites ; et pourquoi Dieu aurait-il donné à l’homme le génie du beau s’il ne doit pas s’en servir ou en jouir ? Qui voudrait que Corneille et Racine (car c’est bien d’eux qu’il s’agit) n’eussent pas existé ou n’eussent pas écrit? Sans doute, même au point de vue littéraire, on peut regretter qu’ils n’aient fait reposer la plupart de leurs tragédies que sur une seule passion et qu’ils n’aient pas, comme les Grecs, fait un théâtre où d’autres sentimens viendraient le disputer à celui-là. Fénelon dit que Racine en avait eu la pensée et qu’il avait voulu faire un Oreste où il n’y aurait pas eu d’amour. Mais, en reconnaissant que notre théâtre donne trop dans la sentimentalité sur ce point, qui n’avouera que la passion exprimée sous des formes si hautes est aussi propre à éteindre les bas désirs qu’à éveiller des émotions touchantes? Doit-on mener les filles à la comédie? c’est une question secondaire. Mais que des jeunes gens, entraînés par les sens, puissent trouver dans les nobles émotions un contrepoids à la sensualité, c’est ce qu’on ne peut guère contester. La morale divine est sans doute plus pure encore; mais ne faut-il pas aussi une morale proportionnée à la nature humaine? et à ce point de vue, le culte du beau n’est-il pas un auxiliaire à la pratique du bien ?

Si, parmi les poètes, ce sont les dramatiques que Bossuet condamne le plus, parmi ceux-là mêmes il en est qu’il épargne moins encore que les autres, à savoir les comiques, et surtout le pauvre Molière. On ne peut demander qu’un saint évêque pardonne aux grossièretés de langage et aux libertés de peinture que contiennent les comédies de Molière. Cependant, Fénelon lui-même, tout archevêque qu’il était, reconnaissait le génie de Molière et parlait avec une vive intelligence de ses beautés. Et, d’ailleurs, n’y a-t-il pas dans Molière même des pièces qui, sauf quelques taches, sont d’une morale irréprochable: le Misanthrope, l’Avare, les Femmes savantes? La passion de l’amour n’y est que secondaire et bien légèrement touchée. Bossuet lui reproche de n’attaquer que les ridicules du monde en lui laissant toute sa corruption. Mais n’est-ce pas déjà quelque chose que de combattre les travers en laissant à la chaire chrétienne le soin de détruire les vices ? Néanmoins, c’est sans aucune circonstance