Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/82

Cette page a été validée par deux contributeurs.

certitude que ma conclusion conjecturale n’est pas une erreur, il me faudrait, — qu’on me passe cette expression vulgaire, — être dans sa peau ; car ce que j’ai vu ne prouve pas d’une manière absolument rigoureuse que mon cheval a éprouvé un sentiment identique à celui que je connais, pour l’avoir subi moi-même, et que j’appelle la peur.

Cependant tout me permet de croire que le sentiment du cheval est de la peur ; car il aura absolument la même attitude, si le tonnerre tombe près de lui, ou s’il entend une violente et inattendue détonation, toutes causes qui provoquent chez l’homme le sentiment de la peur. De plus, chez les divers quadrupèdes, les attitudes sont à peu près les mêmes, quand un objet inattendu vient les surprendre. Il est certain que mon cheval a eu une émotion. Quel nom pourrai-je donner à cette émotion de mon cheval, sinon le nom de peur, qui concorde très bien avec la cause qui l’a fait naître ? Il est donc légitime d’assimiler son émotion à la peur, encore qu’assurément, par suite de l’insuffisance de son organisation intellectuelle, ce sentiment soit, selon toute vraisemblance, bien plus vague et indistinct que chez l’homme.

Si, chez les animaux supérieurs, dont les réactions, caractéristiques, bien connues de nous, ressemblent plus ou moins à nos propres actes, il n’y a pas de grandes difficultés à délimiter les effets physiques de la peur, au contraire, chez les animaux inférieurs, la difficulté devient pour ainsi dire insurmontable. Un lièvre passe le long d’un marais,

Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes,
Grenouilles de rentrer en leurs grottes profondes.


Cette fuite des grenouilles est-elle de la peur ? Cela est possible et même vraisemblable. Mais leur physionomie n’a pas changé, — puisque aussi bien les grenouilles n’ont pas de physionomie, — et nous ne saurions porter aucun jugement sur les phénomènes de conscience qu’elles ont éprouvés en sautant avec précipitation. Tout le monde admet que quelque chose a vibré en elles qui ressemble à la peur de l’homme ; mais, pour ma part, je serais porté à croire que la ressemblance entre la peur ressentie par une grenouille qui se sauve et la peur ressentie par un homme qui fuit devant un lion est une ressemblance très lointaine. Je crois bien que les deux êtres, l’homme et la grenouille, ont une peur très vive ; mais chez l’homme, le développement de l’intelligence est tel que le sentiment peur, comme tous les sentimens, acquiert un degré de puissance qui le rend absolument différent de l’humble sentiment, très vague, de la grenouille. Il faut donc, pour