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de ne jamais laisser sortir une femme du sultan, car elle courrait le risque de rencontrer non pas de l’impertinence à coup sûr, mais quelque froideur et peu d’empressement dans les égards qui lui sont dus. Qu’on n’aille pas croire, toutefois, à quelque chose qui ressemble à l’irrévérence voltairienne des Parisiens. C’est par pur fanatisme, au contraire, que Fès est peu fidèle au sultan. Elle est toujours portée à ne pas le trouver assez saint et à lui préférer quelqu’un des descendans directs de l’iman Edriss-ben-Edriss, dont le tombeau, qu’elle garde avec un soin jaloux, fait d’elle, à ses propres yeux, la ville noble par excellence, après La Mecque, celle qui devrait donner et retirer le pouvoir, celle à laquelle devrait appartenir la domination de l’islam, et, partant, du monde entier.

Il est beaucoup moins aisé, surtout lorsqu’on fait partie d’une ambassade européenne, de visiter Fès que Le Caire, Damas, Jérusalem, Kaïrouan. On ne peut s’y promener seul, en toute liberté, errer dans les bazars, se mêler à la foule, s’arrêter près des boutiques, causer avec les passans, surprendre la vie populaire dans ses manifestations spontanées. Pour conserver toute sa dignité, on ne doit sortir qu’à cheval ou à mulet ; et pour éviter tout désagrément, tout scandale qui dégénérerait fatalement en affaire diplomatique, on ne doit s’aventurer dans les rues qu’escorté d’un ou de plusieurs soldats. Je ne crois pas que la précaution soit indispensable ; mais si on négligeait de la prendre, on risquerait d’affliger le sultan, dont le plus vif désir est de voir les réceptions d’ambassades se passer toujours dans l’ordre le plus parfait. Aller à l’aventure, sans guide et sans défenseur, serait donc manquer aux convenances de l’hospitalité qu’on vous offre si largement. Il n’y faut pas songer. Mais il est bien clair qu’on voit très mal une ville qu’on ne voit qu’entre des soldats. Il est impossible d’en saisir la physionomie intime, d’en démêler le vrai caractère. On en est réduit à des impressions un peu sommaires, en partie inexactes sans doute, auxquelles on ne saurait se fier absolument. J’ai aperçu Fès, Dieu me garde de dire que je l’ai étudiée et comprise ! Les villes sont comme les hommes : on se trompe presque toujours lorsqu’on les juge sur l’apparence.

Je raconterai donc tout simplement quelques-unes de mes promenades dans Fès, sans chercher à tracer une peinture d’ensemble de cette étrange et célèbre capitale de l’Occident musulman. J’ai commencé à la parcourir, le soir même du jour où nous avions été reçus par le sultan. Nous étions rentrés assez tard de cette longue cérémonie; fatigués par la chaleur, nous nous étions reposés sous les ombrages de notre jardin jusqu’au coucher du soleil. La nuit venue, nous partîmes pour aller rendre au grand vizir, qui demeurait