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simples jouets d’enfans à l’usage du sultan et des femmes de son harem, ils obtiendraient un succès éclatant. Un des officiers de notre mission militaire crut un jour faire un coup de maître en offrant à Moula-Hassan, au retour d’un voyage en France, un magnifique vase de Sèvres qui ne valait pas moins de 50,000 francs. Le sultan, après l’avoir longtemps regardé, se tourna vers l’officier : « Voilà ton cadeau ? Tu aurais pu du moins le choisir neuf ; or, il n’est pas neuf, car il a un trou au fond. » Moula-Hassan prenait pour une fêlure le trou de dégagement des eaux. Le vase de Sèvres dédaigné gît dans un grenier, tandis que le sultan montre à ses intimes, comme une chose rare, belle et précieuse, une montre dont le ressort fait mouvoir une image obscène ; il la tient d’un drogman peu scrupuleux, mais parfaitement au fait des goûts du Maroc. C’est à l’aide d’objets de ce genre que les monteurs d’affaires arrivent à l’exploiter. Même lorsqu’il fait en Europe une commande utile, ce n’est jamais sans enfantillage qu’il la fait. Le grand-vizir ou tout autre désire-t-il toucher un pot-de-vin, il s’arrange avec un entrepreneur européen et persuade au sultan d’acheter, par exemple, une batterie de canons. On s’entend sur les prix, qui sont exorbitans. Mais, durant quelques jours, on ne parle au palais que de la batterie merveilleuse dont on vient de faire l’acquisition. Le sultan aura bientôt les plus beaux canons du monde ; ses ennemis n’ont qu’à se bien tenir. Toutes les personnes qu’on rencontre parlent canon, gloire et conquêtes. C’est l’unique objet des préoccupations et des conversations. Il absorbe tous les esprits. L’enthousiasme est général. Au bout d’une semaine, personne n’y pense plus. Les canons sont loin, il faut des mois pour les transporter à travers un pays sans routes. Quand ils arrivent, on a oublié combien on les avait admirés avant de les voir. C’est une fantaisie qui a fui depuis longtemps.

Cet enfantillage des Marocains éclate à chaque instant dans leurs rapports avec les Européens à leur service. Notre mission militaire en constate chaque jour de nouvelles manifestations. Le médecin de cette mission me racontait qu’un vendredi, à midi, comme il se mettait à table, il vit venir à toute bride deux cavaliers qui lui dirent : « Dépêche-toi ; suis-nous, le sultan veut te parler au sortir de la mosquée. » À cette heure-là, je l’ai dit, le sultan fait la sieste et ne reçoit personne ; il fallait un sujet bien grave pour qu’il changeât ses habitudes. Le médecin s’habille en toute hâte ; les deux cavaliers le pressaient : « Tu ne vas pas assez vite ! Le sultan s’impatientera. » Enfin, on part, on arrive : c’était à Meknès, où les rues sont singulièrement étroites, et, comme il était vendredi et qu’on sortait de la mosquée, une foule énorme se pressait. Les cavaliers filent ventre à terre, écrasant les passans pour faire place au