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est d’une ignorance profonde. Croirait-on qu’étant presbyte, il ne savait pas qu’il y eût des lunettes qui pourraient remédier au défaut de sa vue? Quand on lui a parlé d’une loupe, avec laquelle tous les caractères d’une lettre ou d’un livre lui apparaîtraient énormément grossis, il a presque cru qu’on se moquait de lui. Son secrétaire pour les affaires étrangères, homme si intelligent pourtant, Si Fédoul, était tout surpris de voir du papier de trace. Un papier qui buvait de l’encre sans l’étaler, quelle merveille! Pour mettre le comble à sa surprise, nous lui offrîmes un bâton d’une sorte d’encre de Chine employée en Orient et en Algérie pour les cachets qui servent de signatures : de l’encre en bâton, voilà encore ce que n’aurait jamais imaginé l’homme à l’esprit le plus ouvert du gouvernement marocain ! Il n’y a pas plus d’art que de science au Maroc. Ces cachets qui servent de signatures sont parfois en Orient et en Algérie des chefs-d’œuvre d’ornementation. Ceux du Maroc sont d’une grossièreté, d’une lourdeur étonnantes. Le sultan lui-même en a un que le dernier des caïds algériens ou des écrivains des administrations de Constantinople rejetterait comme indigne de lui. Les plus raffinés des Arabes en sont devenus les plus barbares, et le Maghreb, où la civilisation musulmane a brillé du plus vif éclat, est le pays où le reflet en est le plus affaibli.

Comment un gouvernement composé d’hommes aussi primitifs, ne serait-il pas un gouvernement de grands enfans ? En réalité, il n’est pas autre chose. Il n’y a pas la moindre différence pour les Marocains entre les affaires sérieuses et celles qui ne le sont pas, ou plutôt tout est sérieux à leurs yeux, parce que la notion même de la frivolité n’entre point dans leur esprit. Souvent, lorsqu’on songe à traiter avec eux quelque grave question politique, on les trouve occupés d’un joujou quelconque, qu’ils regardent comme aussi intéressant que les questions politiques. Quelques jours avant notre arrivée à Fès, on avait consacré une semaine entière dans le gouvernement marocain à regarder manœuvrer une de ces poupées qui montent et descendent dans un bocal rempli d’eau. Cette invention-là paraissait au moins aussi curieuse au sultan, à ses ministres et à toute l’administration supérieure, que celle. des chemins de fer ou du télégraphe. Tout le monde s’extasiait devant elle : impossible de parler d’un autre sujet! De pareilles dispositions permettent, on le comprend, aux plus éhontés exploiteurs de s’avancer à peu de frais dans les bonnes grâces du gouvernement marocain. Il est fort dommage que les représentans des puissances ne puissent pas, sans quelque déshonneur, employer à le séduire les moyens qui y réussiraient le mieux. Ils s’embarrassent, en allant remettre leurs lettres de créance, d’objets de haut goût et de grand prix qui, le plus souvent, ne sont pas appréciés. s’ils portaient de