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faire. Il se fie au goût exercé, au tact très sûr de ces matrones avisées. Mieux que personne, elles ont l’art de distinguer, parmi les promesses d’une beauté naissante, celles qui ne sont qu’une apparence fragile et celles qui, au contraire, ne doivent pas être démenties par la réalité prochaine. Elles ont le discernement que donne l’habitude. Dès qu’elles ont décidé qu’une jeune fille mérite d’être introduite dans le harem du sultan, elles la prennent des mains des heureux parens, qui se bercent de l’espoir que leur enfant sera peut-être un jour remarquée du maître, et qui sait même ? qu’un chérif naîtra d’elle, lequel montera sur le trône des descendans de Mohammed.

La jeune fille est-elle aussi heureuse que sa famille du très grand honneur qui lui est fait ? Oui, sans doute, au premier moment, lorsqu’elle part avec les ârifas pour aller vers cet inconnu glorieux où elle croit deviner de voluptueuses surprises. Il est même probable que la vue du sultan Moula-Hassan augmente ses espérances ou ses illusions ; car j’ai dit que jamais prince ne fut plus beau et ne réalisa mieux le type du souverain des Mille et une Nuits, aux yeux de flamme dans la bataille, aux yeux doux et caressans dans le harem. Son premier regard doit être pour une femme plein de mystérieuses émotions. Mais, après ce premier regard, la nouvelle pensionnaire du harem est embrigadée dans une escouade sous la direction d’une ârifa, et souvent, bien souvent, des mois, des années, parfois même une vie se passe sans qu’un second regard tombe sur elle. Je me sers à dessein du mot de pensionnaire. La vie du harem est, en effet, assez semblable à celle d’un couvent de jeunes filles dont les ârifas seraient les maîtresses. Les femmes y sont enfermées toute la journée dans leurs appartemens, sans avoir l’autorisation de s’en éloigner ; le jeudi seulement est jour de sortie ; tout le harem peut alors s’ébattre dans les jardins, non pas toutefois en complète liberté, car le sultan se promène avec elles, s’amuse avec elles et les surveille. Et qu’on n’aille pas se monter la tête et croire que ces promenades donnent lieu à de jolis incidens, à des aventures charmantes et imprévues. Ce serait oublier que le sultan est pontife et qu’il doit le demeurer même en amour. Tout ce que nous pouvons imaginer, nous autres Européens, d’histoires de mouchoirs jetés à l’improviste, toutes les folles pensées qui peuvent nous venir à propos des bosquets fleuris, des tapis de verdure, des fraîches retraites des jardins du harem, tous les rêves émoustillés dont nous pouvons bercer notre fantaisie, tout cela est erreur, mensonge, ignorance de la réalité. Le sultan du Maroc est un grand monarque, il a, je veux le croire, six mille femmes dans son harem ; mais lorsque, au cours d’une de ses promenades ou ailleurs, il en remarque une qu’il lui plaît d’honorer