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de se souvenir que c’était un superstitieux effrayé, qui craignait d’être vaincu s’il n’obtenait pas la protection de quelque divinité puissante. Voilà comment il fut amené à demander le secours du Dieu des chrétiens. Quand il s’y fut décidé, il ne se contenta pas de l’invoquer du fond de son âme et de lui adresser une prière intérieure : comme tous les païens, il ne croyait qu’à l’efficacité des pratiques. Il fit donc porter devant ses soldats m étendard qu’ornait le monogramme du Christ. Est-ce à dire qu’il fût dès ce moment tout à fait conquis à la religion nouvelle ? J’en doute beaucoup. Il attendait sans doute, pour se déclarer et se livrer entièrement, le résultat de la bataille. Soyons sûrs que, s’il n’avait pas été le plus fort, le labarum n’aurait pas reparu en tête de son armée et qu’il serait revenu aux vieilles enseignes. Ce fut la victoire qui le décida. Il est vraisemblable qu’à mesure qu’il voyait les légions ennemies fuir devant ses soldats, s’entasser sur ce pont fragile, qui ne pouvait pas les porter, et tomber de là dans le fleuve, il se sentait devenir de plus en plus chrétien. Quand on lui rapporta la tête de Maxence, dont on venait de retrouver le cadavre au fond du Tibre, il n’hésita plus ; sa conviction était faite, et, la bataille finie, il s’empressa de faire honneur de sa victoire au Dieu dont il avait demandé le secours avant le combat.


V

Tout le monde, du reste, crut y voir, comme lui, la main d’un Dieu. Le succès avait été si complot, si rapide, on s’attendait si peu à voir cette grande armée se fondre si vite, qu’il ne paraissait pas possible de croire que les hommes avaient tout fait. Les chrétiens d’abord s’en attribuaient le mérite, et vraiment ils en avaient le droit : n’était-ce pas sous l’étendard du Christ que Constantin venait de vaincre ses ennemis ? Comme on le pense bien, ils ne manquaient pas de le rappeler. Ils faisaient volontiers remarquer combien le désastre de Maxence ressemblait à celui de Pharaon, et cette coïncidence singulière des deux impies engloutis en un moment dans les flots avec toute leur année leur semblait une preuve de plus de l’intervention divine. Mais les païens aussi avaient leur légende, et ils racontaient les événemens de manière à montrer que leurs dieux n’y étaient pas étrangers. Ils aimaient à représenter Constantin comme un favori de l’Olympe qui avait des ententes secrètes avec les puissances célestes : Habes profecto aliquid cum illa mente divina, Constantine, secretum. « Toute la Gaule, disait un panégyriste, parle de ces légions qu’on a vues, au moment de la bataille, traverser le ciel, dans une attitude guerrière, avec des boucliers