Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jamais occupés des affaires politiques ; on ne pouvait pas savoir ce qu’ils y sauraient faire et s’ils seraient pour un prétendant un appui solide, immédiat. Se jeter dans leurs bras, c’était tenter l’inconnu. Le moment était-il favorable de courir cette chance, à la veille d’une bataille, sous les yeux de l’ennemi ? Pour un esprit pratique et calculateur, comme on nous représente Constantin, la force d’un parti se mesure au nombre des soldats qu’il peut lui donner. Il est impossible de savoir, d’une façon certaine, quel était alors le chiffre exact des chrétiens, ils devaient être assurément nombreux, puisque Maximin prétend, dans un édit, que Dioclétien fut amené à les persécuter « parce qu’il voyait que presque tous les hommes abandonnaient le culte des dieux pour s’engager dans la secte nouvelle. » Cependant on s’accorde à croire que les païens étaient bien plus nombreux encore[1]. Ils avaient pour eux la masse énorme des indifférens qui, n’ayant par eux-mêmes aucune croyance, trouvent commode de garder celle dans laquelle ils sont nés et dont l’état et le prince font profession. Ainsi les chrétiens étaient en minorité dans l’empire ; se déclarer ouvertement pour eux, c’était risquer de tourner la majorité contre soi. Pour un avantage incertain on s’exposait à un péril assuré. Comment un politique si avisé a-t-il volontairement couru ce danger, dans un de ces momens critiques où, de peur de complications fâcheuses, on ménage ordinairement tout le monde ? Quel intérêt pouvait-il trouver à soulever les haines du parti païen, qui était de beaucoup le plus fort, et surtout en face de Rome qui a toujours passé pour la forteresse du paganisme ?

S’il n’a pas changé de religion par intérêt, il faut bien qu’il l’ait fait par conviction. Nous voilà donc ramenés, par la force des choses, au récit des écrivains ecclésiastiques : puisqu’il n’est pas prouvé que la conversion de Constantin n’a été qu’un expédient politique, nous n’avons plus de raison de rejeter ce récit en bloc et sans examen. Il vaut mieux essayer de le comprendre et de l’expliquer, voir ce qu’on en peut garder avec vraisemblance, et s’il est possible de dégager la vérité des embellissemens dont on l’a recouverte.

Le récit d’Eusèbe, quand nous l’étudions avec soin, nous montre deux phases distinctes dans la conversion de Constantin. Il est d’abord amené vers le christianisme par le sentiment du danger qu’il court en attaquant Maxence, et les réflexions qu’il fait sur le bonheur dont ont joui les princes qui ont favorisé les chrétiens ; puis il est confirmé dans son opinion par un songe et une apparition

  1. Beugnot, dans son Histoire de la destruction du paganisme en Occident, affirme que les païens, à l’avènement de Constantin, formaient les dix-neuf vingtièmes de la population de l’empire.