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avec ombrage. C’est sous la forme d’une note destinée à être communiquée à la puissance suzeraine de la Bulgarie, à la Sublime-Porte, que le cabinet du tsar a exposé sa pensée et ses préoccupations d’un ton assez sévère, non sans laisser entendre qu’il suit attentivement les complications qui pourraient survenir, dont la Turquie aurait jusqu’à un certain point la responsabilité. Ce n’est pas absolument une menace, c’est une manière de rappeler à la Porte et à l’Europe que la Russie n’abandonne pas ses intérêts d’influence dans les Balkans. L’autre circulaire, qui n’est pas sans quelque lien avec la première, a pour objet d’exposer, d’interpréter, de justifier la décision récente par laquelle la Russie a cru pouvoir, de son autorité souveraine, supprimer la franchise attribuée par le traité de Berlin au port de Batoum dans la Mer-Noire. Le cabinet de Saint-Pétersbourg a toute sorte de raisons économiques, administratives, fiscales, pour expliquer comment un engagement inscrit dans un acte diplomatique, accepté par les autres puissances, sanctionné par un congrès, ne l’engage plus, comment la transformation d’un port franc de commerce en un port de guerre n’est qu’une simple formalité utile à tout le monde. Il démontre avec subtilité que la disposition relative au port de Batoum occupe dans le traité de Berlin « une place à part, » qu’elle n’est pas comme les autres « le produit d’un accord collectif, » qu’elle se borne « à enregistrer une déclaration libre et spontanée de l’empereur de Russie, » qui par suite reste maître de retirer ce qu’il a accordé c’est assurément une manière nouvelle d’interpréter les traités. Le plus clair est que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’a eu d’autre pensée que de se délier, sans tant de subtilités, d’une disposition gênante, de reprendre et de poursuivre plus que jamais ses desseins traditionnels de domination dans la Mer-Noire.

Pourquoi la Russie a-t-elle choisi ce moment pour sortir avec un certain éclat de la réserve qu’elle avait gardée jusqu’ici? Quelles seront les conséquences de l’acte qu’elle vient d’accomplir? Les conséquences ne peuvent guère être immédiates sans doute ; le mobile auquel a obéi le cabinet de Pétersbourg est assez saisissable. Il est évident que la Russie a éprouvé depuis un an de sérieux mécomptes en Orient, que les événemens accomplis dans les Balkans ont tourné contre ses vues, qu’ils se sont produits dans tous les cas en dehors de son influence. Elle s’est prêtée d’assez mauvaise grâce peut-être, avec un certain esprit de conciliation cependant, à tout ce qu’on lui a demandé, au risque de souffrir dans son orgueil d’ancienne protectrice, de « libératrice » des populations orientales. Elle a cru le moment venu de prendre sa revanche, de se relever d’un seul coup et, puisque le traité de Berlin était ouvertement violé dans les Balkans, avec la complicité et la faveur de quelques puissances, notamment de l’Angleterre, elle a riposté