Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/709

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seconde moitié du XVIe siècle, qui a pu être surpassée en ce qui concerne le développement des sciences et du génie d’invention, mais qui était incomparablement plus répandue dans toutes les classes et à la fois plus nationale et plus variée que celle qui l’a suivie ne le sera et ne pourra jamais l’être, car cette civilisation, condamnée à périr, renfermait en elle tous les élémens de vie des siècles écoulés. » Voilà un genre de réflexions que M. Mignet n’a jamais faites. En s’abandonnant à de tels regrets, il aurait craint d’offenser sa foi et ses espérances. Il croyait fermement au progrès ; il n’eût pas été à son aise dans ce monde s’il n’y avait senti la présence d’une raison supérieure qui le gouverne et dont il attendait le triomphe des principes qui lui étaient chers. Ranke se faisait une autre idée du gouvernement de l’univers : « Les grands événemens de l’histoire, a-t-il écrit, ne s’expliquent point par les principes politiques auxquels ils correspondent. Ils reposent bien plutôt sur des forces vives qui se déploient et prévalent dans certaines circonstances déterminées. Ces événemens sont ce qu’ils peuvent être; ils se modifient par l’esprit des nations et des époques, par l’énergie et le caractère des acteurs principaux, par la résistance des choses ou les complaisances de la fortune. Dans le cours de son développement, toute puissance terrestre est dominée par son étoile. »

Il y avait un autre dissentiment entre ces deux éminens historiens. L’un considérait que certaines révolutions sont légitimes, nécessaires et bienfaisantes ; l’autre les regardait toutes comme des événemens fâcheux, désagréables, brutaux, plus ou moins fortuits, imputables à la maladresse des hommes d’état qui ne savent pas les prévenir ou à l’incorrigible déraison des peuples. Il admettait bien qu’on réparât les vieilles maisons, qu’on les agrandît lorsqu’elles sont trop étroites, qu’on y ajoutât une aile ou un pavillon ; mais les démolitions lui plaisaient peu et les démolisseurs lui semblaient des gens mal inspirés et mal conseillés. Dans le petit discours qu’il prononça le jour de son jubilé, il toucha quelques mots de la guerre franco-allemande et il déclara qu’à ses yeux l’étonnant succès remporté « par le petit Brandebourg et ses alliés sur la grande France » était la victoire d’une royauté légitime sur le césarisme révolutionnaire, que la bataille de Sedan avait été gagnée par un peuple demeuré fidèle à ses institutions monarchiques et à son histoire sur une nation qui, brusquement détachée de son passé par une violente tempête, cherchait depuis cent ans son gouvernement sans réussir à le trouver.

En expliquant ainsi nos malheurs, Ranke oubliait Iéna ; le césarisme révolutionnaire y fit une assez belle figure. Il oubliait aussi les enseignemens qu’il nous avait donnés dans ses livres, où il a démontré plus d’une fois que l’histoire est pleine d’accidens, que nous sommes dominés par notre étoile, qu’au surplus le caractère des hommes a beaucoup