Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/705

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans égale de son influence sur les destinées de l’Europe. » Quand on voit les choses de haut et qu’on mesure le cours des temps par grandes journées, un grand scélérat apparaît tout au plus comme un petit point noir, perdu dans l’immensité des âges, et on ne se fâche pas contre un ciron. En étudiant les siècles modernes, Ranke se souvenait sans cesse de l’antiquité, de Rome, d’Athènes et de Memphis. Les longs souvenirs adoucissent l’humeur, apaisent l’esprit. Nestor, lui aussi, se souvenait beaucoup, et ce roi de Pylos avait du miel sur les lèvres.

Le jour de l’an dernier où l’on célébra son entrée dans sa quatre-vingt-onzième année, après avoir écouté debout les grands complimens et les adresses de félicitations qu’on lui apportait de toutes parts, le Nestor de l’université de Berlin s’assit dans un fauteuil et prit la parole à son tour. Il raconta sur un ton de bonhomie patriarcale sa jeunesse, ses premières études et comment il était devenu historien. Il parla de la vive admiration que lui avaient inspirée les ouvrages d’Augustin Thierry et, plus tard, les romans de Walter Scott ; mais il avoua qu’ayant lu les Mémoires de Philippe de Commines, il s’était brouillé aussitôt avec le roman historique et avec l’auteur de Quentin Durward, lequel s’est permis plus d’une fois de prêter à ses héros des pensées et des sentimens qu’ils n’ont jamais eus. Il ajouta : « Soit dit en passant, la lecture de Commines a produit sur moi une grande impression. »

Nous l’en croyons sans peine. Ce fils d’un bailli de Gand, ce petit gentilhomme devenu grand seigneur par la faveur de ses maîtres, qui avait frayé avec tant de rois, de princes et d’illustres personnages, qui avait été mêlé à tant d’affaires, qui avait reçu tant de confidences et s’était acquitté avec honneur d’importantes missions, est un grand maître dans l’art d’écrire l’histoire. Il possédait les qualités que Ranke prisait par-dessus toutes les autres, la finesse unie à la discrétion, et il s’entendait, lui aussi, à peindre ou à croquer des figures qui ne s’oublient pas. Quiconque a lu Commines croit avoir vu Louis XI, Charles de Bourgogne, le bel Edouard IV d’Angleterre, envahi par l’embonpoint, et Charles VIII, tel qu’il se montra le jour de la bataille de Fornoue, le lundi 6 juillet 1495, armé de toutes pièces, monté sur le beau cheval noir que lui avait donné le duc Charles de Savoie et qui n’avait qu’un œil : « Et sembloit que ce jeune homme fût tout autre que sa nature ne portoit, ni sa taille, ni sa complexion ; car il étoit fort craintif à parler et est encore aujourd’hui, si avoit-il été nourri en grand crainte et avec petites personnes. Et ce cheval le montroit grand, et avoit le visage bon et de bonne couleur, et la parole audacieuse et sage. Et sembloit bien, et m’en souvient, que frère Hieronyme (Savonarole) m’avoit dit vrai, que Dieu le conduisoit par la main et qu’il auroit bien à faire au chemin, mais que l’honneur lui en demeureroit. »