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LÉOPOLD RANKE

L’Allemagne perdait, il y a quelques semaines, son plus grand historien, et ce n’est pas à Berlin seulement que cette perte a été vivement ressentie. Léopold Ranke avait conquis partout ses droits de bourgeoisie. En France, comme en Angleterre, comme en Italie, comme aux États-Unis, il avait de chauds admirateurs. A l’autorité, à la profondeur du savoir, à la souveraine compétence, il joignait l’agrément, la bienveillance, les grâces de l’esprit. Tous les peuples dont il a raconté l’histoire ont trouvé en lui un juge clément autant qu’intègre. Il n’a flatté ni offensé personne; il a pratiqué toute sa vie l’art difficile d’être sincère sans jamais cesser d’être aimable.

Si bon patriote qu’il fût, ce grand Allemand était un Européen, un esprit sans préjugés et sans frontières. On raconte qu’une tribu nègre, voyant pour la première fois des Anglais, décida tout d’une voix que l’homme blanc était un vieux singe, qu’il avait l’air d’un homme et que pourtant ce n’était pas un homme. Tel historien allemand, qu’on pourrait nommer, est disposé à croire que tout ce qu’il y a de bon dans l’espèce humaine lui vient de la race germanique, que l’Allemand seul est un homme véritable et complet. Ranke en jugeait autrement. Il considérait l’Europe comme une grande famille de peuples, dont chacun a ses aptitudes, ses talens, ses vertus propres et qui sont appelés à travailler tous ensemble à la grande œuvre de la civilisation, en suppléant à ce qui leur manque parades échanges et des emprunts. Tout récemment encore, il confessait qu’élevé dans l’esprit humanitaire du XVIIIe siècle, la marque lui en était à jamais restée. Il a toujours porté au front cette glorieuse tache, et, fier de son péché, il est