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disait : « Son esprit est plus pur et plus profond que le mien, » Mme de Stein ne nous apparaît qu’à travers une immortalité voilée. Elle a pris soin de se dérober à la curiosité en détruisant ses lettres à Goethe. « Mme de Stein n’est pas belle, écrit Schiller, mais elle est intéressante : son visage a quelque chose de sérieux, de doux et d’ouvert qui lui est tout à fait particulier. Une intelligence saine, sentiment et vérité, sont au fond de son être. » Quant à celle qui devint Mme de Goethe, nous nous la figurons comme une de ces créatures aimées de Rousseau, toutes voisines de la primitive nature, une de ces âmes simples, repos et refuge des esprits compliqués.

À ses débuts dans le monde, au sortir de cette école qui lui servait de prison, Schiller connaissait aussi peu les femmes que les hommes : ses premiers vers d’amour, il les soupire aux pieds d’une vieille dame acariâtre. Il compléta son éducation esthétique et fut assez heureux et assez habile pour épouser, lui plébéien, une personne de la petite noblesse. Son mariage commence comme une idylle et menace de tourner au sombre drame. Les demoiselles de Langefeldt voient arriver un soir à la campagne, où elles habitent toute l’année, deux cavaliers, dont l’un est à demi caché par son manteau. L’inconnu n’est autre que Schiller, qui s’insinue sans peine dans les bonnes grâces de la famille. « Je crois bien que nous nous aimerons un jour, lui écrivait Charlotte de Langefeldt, mais ne nous pressons pas, laissons mûrir le bon grain. » Pendant que le grain mûrit, le poète et les deux jeunes filles lisent ensemble Homère dans les bois, et, sous la verte frondaison, devisent de l’antiquité. Lotte en a le sens très vif et très vivant ; elle raille avec finesse ce faux hellénisme de l’abbé Barthélemy, qui fait présenter le jeune Anacharsis à Épaminondas[1]. Schiller épousa l’érudite et spirituelle Charlotte, mais il aimait sa belle-sœur Caroline, devenue Mme de Wolzogen, sa future biographe. L’idéaliste Schiller, le même qui nous a laissé, dans la Thécla de Wallenstein, l’image de la passion la plus tendre et la plus pure, lorsque la mort vint le surprendre, glissait insensiblement vers l’abîme de l’adultère et du demi-inceste, où roula le pauvre Bürger.

En cette fin de siècle, on ne conçoit que la personnalité affranchie de toute entrave, qui suit les appels mystérieux du cœur, seul guide et seul maître. On obéit aveuglément à l’impératif catégorique de la passion, non à celui du devoir, comme l’exige Kant. Mme de Staël remarque combien, dans le cercle des dames sentimentales de Weimar, le lien du mariage est lâche ; il ne signifie

  1. Philarète Chasles, Études sur l’Allemagne.