Revues critiques en maints endroits, tapage dans le public, ne laissent plus rien mûrir sainement… Celui qui ne se retire pas entièrement de ce bruit, ne se fait pas violence pour rester isolé, est perdu. » Le poète vieilli prophétisait en ces termes chagrins l’avènement de notre littérature industrielle à toute vapeur et à haute pression ; en ce sens, M. Hermann Grimm définit Goethe avec esprit : « le dernier phénomène littéraire du monde européen avant les chemins de fer. »
Pour mieux préciser encore les différences de fond, rapprochez l’œuvre de Goethe de celle de Voltaire, qu’il jugeait si bien, qu’il se plaisait à appeler le grand Français. Chez l’un et chez l’autre même activité, même curiosité encyclopédique, mais, chez l’Allemand, moins de hâte et moins de fièvre. Voltaire est l’esprit même, la raison joyeuse et ailée : pourquoi ne réussit-il pas à nous satisfaire, nous qui sommes plus vieux d’un siècle ? Ne serait-ce pas qu’il lui manque l’émotion, le lyrisme, une vague inquiétude, je ne sais quoi d’obscur et de maladif, tout au moins quelques figures d’idéales pécheresses ? Les personnages de ses romans ont au coin des lèvres son sourire flétri. Nous ne pouvons guère, il est vrai, concevoir un grand esprit absolument dénué de cette ironie qui mesure à chaque pas la distance sidérale de nos aspirations inquiètes à l’immuable réalité. L’ironie est la faculté dominante d’un Cervantes et d’un Rabelais, d’un Shakspeare et d’un Molière, d’un Montaigne et d’un Pascal, c’est elle qui donne à leurs écrits cet air de sincérité parfaite et d’éternelle vérité. Mais Goethe a fait à l’ironie sa part ; au lieu de la répandre à travers son œuvre entière, il s’en est délivré une fois pour toutes en la mettant, comme une arme empoisonnée, dans la main de Méphistophélès.
Outre l’excès de dérision, il y a, chez Voltaire, excès de polémique. Il combattait des superstitions grossières, un sacerdoce opulent, dominateur et avili, qui avait perdu le respect des peuples. Mais, par là, il est descendu dans l’arène boueuse ; il s’est parfois acharné sur des adversaires qui ne méritaient que le silence, et peut-être n’a-t-il pas prévu parmi quels esprits vulgaires se recruteraient de notre temps ses ennemis et ses adeptes : sa gloire se trouve entachée de popularité. Goethe s’est rendu ce témoignage : « Mon œuvre ne peut devenir populaire. » Il ne s’est jamais jeté dans la mêlée, il a horreur des batailles de livres, des vaines polémiques : sauf quelques épigrammes, il n’attaque rien, il ne défend rien. Et pourtant son œuvre est plus libératrice que cette philosophie française du XVIIIe siècle, qu’il n’approuvait pas. Ce que Voltaire s’est efforcé de renverser est, en effet, encore debout et peut-être, dans quelque cathédrale de l’avenir, verra-t-on la figure de l’homme au « hideux sourire » encastrée au milieu des saints de pierre dans