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« Je rends au public ce qu’il m’a prêté. » Or qu’est-ce que le public du théâtre de Weimar ? « Un parterre d’épais philistins et quelques beaux esprits dans les loges, » et chez ces beaux esprits si rares nulle gaîté légère, peu de sens du ridicule. Dans toute la littérature allemande, passée ou présente, vous chercheriez en vain une comédie tolérable ; c’est le seul genre où Goethe, admirateur passionné de Molière, ait misérablement échoué. — C’est encore à la politesse de l’ancienne société française, à la cour, aux académies, aux salons, comme au génie propre de la race, qu’il faut attribuer certaines qualités de style qui distinguent notre littérature des deux derniers siècles : il y a eu collaboration secrète entre les gens de goût et les écrivains ambitieux de leur plaire. En Allemagne, au contraire, l’auteur ne fait aucune avance au lecteur, qu’il choque et égare par des caprices d’invention, des obscurités, des longueurs, un ton dogmatisant, des sujets à peine ébauchés. On a remarqué qu’il n’est, dans aucune littérature, d’auteur qui ait laissé autant de fragmens que Goethe.

Mais pesez, d’autre part, les bienfaits de la pensée, de la méditation solitaires. L’indépendance y est naturelle. En France, un jeune écrivain soucieux de son avenir s’enrôlera d’instinct dans l’une de ces deux grandes machines de guerre, l’Encyclopédie ou l’église (nous dirions aujourd’hui l’église ou la révolution), il en prendra les mots d’ordre et la livrée. L’originalité, le sens personnel des Allemands étonnent fort Mme de Staël : « Il n’en est pas deux qui pensent de même sur le même sujet. » De là cette ouverture, cette liberté d’esprit qui font que, n’ayant ni préjugés à ménager ou à combattre, ni goûts à flatter ou à subir, le premier soin de leurs philosophes n’est point d’être utilitaires, ni le premier souci de leurs écrivains d’être moraux ou immoraux. De là cette sérénité d’hommes délivrés des exigences de parti comme des caprices de la mode, qui jugent parfois le train du monde comme s’ils habitaient une autre planète ; de là cette atmosphère si calme où baigne l’œuvre entière de Goethe. Cette œuvre, composée dans le silence et le recueillement, il faut la lire loin du bruit des villes. Parfois même la bourgade de Weimar semblait au poète trop affairée, trop tumultueuse ; il se réfugiait alors dans sa petite maison de campagne, de l’autre côté du ruisseau, et c’est là qu’un soir, tandis que les accords d’un concert de chambre lui venaient à demi étouffés de la pièce voisine, il composait les premiers vers d’Iphigénie. Goethe, qui a vécu plus de trente années dans notre siècle criard, ne pouvait se rappeler sans émotion ces temps propices et bénis de la paix d’Hubertsbourg et de la paix de Bâle, où s’étaient écoulées ses années les plus belles et les plus fécondes. « Nos talens aujourd’hui, disait-il à Eckermann, doivent être tout de suite servis à la table immense de la publicité…