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aériens, dressés sur des nuages, dans la nuit et dans le vide, et, depuis Kant, tout métaphysicien, comme le dernier desservant de paroisse, est obligé de faire appel à la foi.

Nous voudrions terminer ces esquisses rapides, où les figures et les époques intermédiaires tiennent si peu de place, en marquant du moins dans quel milieu différent, dans quelles conditions opposées le mouvement des idées au XVIIIe siècle s’est produit en France et en Allemagne. Du beau livre de Mme de Staël il nous est resté l’illusion d’un peuple en communion intime avec ses philosophes et ses poètes. Rien n’est moins exact ; les grands esprits, les grands artistes dont nous venons de parler, n’ont pas eu, pour ainsi dire, de public en Allemagne ; l’éducation de la classe moyenne n’a pu suivre le soudain essor de la pensée allemande stimulée par les écrivains français et anglais ; la pesante masse de la nation est demeurée dans son engourdissement, capable seulement de comprendre et de goûter les œuvres secondaires. Wolf a fait école et non point Leibniz, le prestige de Gottsched a beaucoup dépassé celui de Lessing, Wieland a été bien plus honoré de son vivant que ne le fut jamais Goethe. Sans doute Werther, Goetz de Berlichingen, furent accueillis avec enthousiasme, mais les ouvrages médiocres, les pièces inférieures étaient pareillement applaudies, et le jeune Goethe, dans une lettre à Kestner, traite avec le plus parfait mépris le public de Werther de troupeau de pourceaux. Isolés dans de petites villes, hors des grands courans, comme dans de hautes solitudes d’Himalaya, un Goethe, un Herder ont vécu dédaigneux de la foule, poursuivant loin d’elle leur songe intérieur. Herder écrit de Buckebourg : « l’isolement ou la mort. Des têtes vides, des pierres dont nul acier ne ferait jaillir des étincelles, des femmes sans charme et sans lecture, sans éducation et sans aptitude. Le commerce idéal de la solitude ne m’a jamais mieux réussi, ne m’a jamais donné plus de plaisirs. » Goethe écrira de même à Mme de Stein : « Ma vie intérieure avance sans trêve… Je me sens isolé de toute la nation. » On ne saurait imaginer une opposition plus frappante et plus tranchée avec nos écrivains du XVIIIe siècle, qui, même lorsqu’ils vivent retirés comme Montesquieu à La Brède, ou Buffon à Montbard, ne perdent jamais le commerce et le contact d’un monde épris des choses de l’esprit, et demeurent en conversation brillante avec le public d’une grande capitale où fermentent les idées du siècle.

De ce caractère et de cet isolement des écrivains allemands découlent certaines conséquences favorables et défavorables. Les genres de littérature mondaine qui exigent une société cultivée et des mœurs polies, comme par exemple la comédie, font absolument défaut. L’auteur comique peut dire dans les mêmes termes que notre La Bruyère :