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une attitude particulière. Eusèbe va jusqu’à prétendre qu’il ne fit jamais appliquer l’édit de persécution dans ses états ; mais c’est une exagération évidente. Dioclétien, qui voulait que les césars fussent rigoureusement subordonnés aux augustes, et qui savait se faire obéir, n’aurait pas souffert un acte pareil d’indiscipline. L’édit concernait l’empire entier ; il devait porter le nom de tous les princes : soyons assurés qu’il a été promulgué partout, et que partout, dans la Gaule aussi bien qu’ailleurs, il a dû recevoir un commencement d’exécution. C’est, du reste, ce que nous apprend Lactance, qui est un général plus exact et mieux informé qu’Eusèbe. « Constance, nous dit-il, pour ne pas paraître en désaccord avec ses collègues, fit détruire les lieux où les chrétiens se réunissaient, c’est-à-dire quelques murailles, et conserva le véritable temple de Dieu, qui réside dans les hommes. » Voilà la vérité. Il commença par exécuter les ordres qu’il avait reçus de Dioclétien : il ordonna la destruction de quelques églises et fit peut-être entamer quelques procès[1], mais il n’alla pas plus loin, et, dès qu’il put le faire sans danger pour lui, il laissa les chrétiens tranquilles. La sévérité des autres princes faisait ressortir cette douceur ; aussi fut-on tenté de l’exagérer. C’est ainsi que s’établit de bonne heure cette opinion que, dans ses états, personne n’avait été poursuivi pour ses croyances. Quelques années plus tard, les évêques donatistes, s’adressant à Constantin, lui disaient : « Vous sortez d’une race pieuse, vous dont le père, au milieu de princes cruels, a respecté les chrétiens, si bien que, grâce à lui, la Gaule n’a pas connu le fléau de la persécution. » Disons simplement qu’elle l’a moins connu que les autres provinces de l’empire, et nous serons, je crois, dans la vérité.

Quel motif pouvait avoir Constance Chlore d’être ainsi favorable au christianisme ? A cette question Eusèbe tient une réponse toute prête : c’est qu’il était chrétien lui-même ou presque chrétien. Il affirme « qu’il consacra au Dieu unique ses enfans, sa femme, ses serviteurs et tout son palais, en sorte que la foule qui le remplissait ne différait pas de celle qui fréquente les églises. » Constantin, lui aussi, dans sa lettre aux gens de l’Orient, parle de son père comme d’un dévot qui, dans toutes ses actions, invoque d’abord « le Père céleste (grec). » Mais il me semble que ces textes qu’on a souvent cités, ne disent pas tout à fait ce qu’on veut leur faire dire. On pouvait prier « le Dieu unique, » ou même « le Père céleste[2], » sans cesser pour cela d’être païen. Seulement ces

  1. Si l’on en croit le martyrologe, quelques-uns de ces procès aboutirent à la condamnation et à la mort des accusés.
  2. Ce terme vague, grec, dont se sert Eusèbe dans la lettre de Constantin, me parait être la traduction exacte de l’expression latine divus Pater, dont les anciens Romains se servaient pour désigner la divinité. On en faisait quelquefois le nom de Jupiter, considéré comme le souverain des dieux. Cette expression avait l’avantage que chaque culte pouvait l’interpréter à sa façon. Les chrétiens y voyaient Dieu le Père, et les païens le Père des dieux.