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les esprits vers un scepticisme croissant, vers des exigences de plus en plus grandes en matière de preuves, vers une perception de plus en plus nette de la difficulté de prouver les assertions. La critique de Kant, continuateur de Bacon, donne à cette aspiration générale du siècle la dernière formule. Kant écarte sévèrement tout jeu métaphysique et scolastique d’idées aussi improuvées et improuvables que contradictoires et incompréhensibles, il affranchit les sciences empiriques de toute opinion théologique et téléologique préconçue. Par l’effort le plus étonnant de la pensée abstraite que le monde ait encore VII, il soumet à l’examen le plus rigoureux la faculté même de philosopher, la raison, il la démontre incapable d’étreindre l’infini dans l’espace et dans le temps, parce l’espace, le temps et indirectement le principe de causalité sont des catégories de notre entendement : « Toute connaissance des choses, à travers la pure intelligence et la pure raison, n’est rien qu’une apparence; la vérité se trouve seulement par l’expérience. »

En fixant ainsi les bornes de notre esprit, en reléguant dans la région des rêves les espérances des religions, en démontrant que la solution idéale en un Dieu de toutes les antinomies n’a rien d’assuré, Kant justifie à tout jamais ce noble pessimisme intellectuel de l’homme enchaîné au fond de la caverne obscure de Platon, et dont les yeux avides de lumière n’aperçoivent que des déplacemens d’ombre. Mais cette obscurité qui jetait l’épouvante au cœur de Pascal, altérait si peu l’humeur du philosophe de Kœnigsberg, qu’il exigeait que l’homme garde son enjouement jusqu’à son lit de mort, qu’il expire le sourire aux lèvres !

La source de cette imperturbable sérénité, faut-il la chercher dans le sens moral, si profond et si pur, que Kant conciliait avec le scepticisme? Dans son œuvre, comme dans celle de Leibniz, nous trouvons une philosophie spéculative de l’univers réel et une philosophie pratique de l’univers moral. L’édifice que l’analyse a ruiné de fond en comble, il le relève sur le fondement de la conscience. Par une contradiction que Schopenhauer signale comme le monstrum de la philosophie de Kant, son scepticisme s’évanouit de- vant la révélation intérieure d’une loi morale, non une loi d’honneur individuel, mais une loi de devoir social, qui ne souffre point de casuistique, qui commande impérieusement. A la fin du XVIIIe siècle, que Carlyle appelle « le siècle du mensonge, » Kant pousse l’horreur de mentir jusqu’à une exagération sublime. Il n’y met qu’un tempérament : « c’est qu’il n’aurait pas le courage de dire tout se qu’il pense, mais il ne dirait jamais ce qu’il ne pense pas. »

L’auteur de la Critique de la raison pure n’en est pas moins un grand architecte de ruines. Après lui on a tenté de construire des systèmes et on en construira toujours ; mais ce ne sont que palais