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Dans la révolution littéraire de 1774, qui prépare l’éclosion des chefs-d’œuvre, il faut faire une part à l’influence anglaise, à Richardson, à Young, à Sterne, à Goldsmith, surtout à Shakspeare, dont « l’Hamlet, dit Boerne, n’est pas dans l’esprit du poète anglais, parce qu’il est trop allemand. » Mais Rousseau apparaît en Messie. En France, l’œuvre romantique du Genevois a plu surtout par le contraste avec la vie de salon, artificielle et sèche ; en Allemagne, on l’a goûtée par affinité ; ce qu’on y trouvait de germanique, c’était le sentiment de la nature, la sensibilité intime et domestique, la religiosité vague, sur un fond de rusticité. Aussi quel ébranlement il donne aux têtes allemandes, aux cœurs allemands ! À côté de sa Julie pâlissent la Fanny de Klopstock, Paméla, Clarisse. La lecture de l’Émile fait oublier à Kant, pour une fois, sa promenade quotidienne, et le portrait de l’auteur était le seul ornement de son cabinet de travail. Le paradoxe sur le retour à la nature conduit Herder à chercher la plus haute source de poésie dans la jeunesse des peuples, à remonter aux chants populaires, à comprendre Homère et la Bible. Sans Rousseau l’Allemagne n’aurait eu « ni Werther, ni Faust. » Dès ses premiers vers, Schiller l’invoque et lui crie : « Rousseau, sois mon guide. »

Grâce à Herder[1], l’Allemagne commence à découvrir son passé, à retrouver ses traditions. Grammaticale avec Gottsched, esthétique avec Lessing, la critique devient, avec Herder, historique et psychologique. Herder possède le sens de l’histoire, son regard plane sur les siècles et sur les peuples. Comme Fontenelle, Montesquieu, Turgot, il pressent que des lois immuables président aux phénomènes changeans de la vie des nations, que la race, le sol et le climat imposent à l’activité humaine des conditions déterminantes. Toute civilisation est la résultante de causes physiques, de même l’art est la floraison d’une civilisation donnée. Cette vérité que l’école romantique allemande ne fera que développer, que M. Taine a élucidée avec tant de pénétration : « qu’il faut comprendre, comme le dira Schlegel, la langue, la religion, la poésie de chaque peuple comme un devenir nécessaire, » a été entrevue par Herder. On devra donc, d’après lui, considérer un art moins selon les prétendues règles d’un beau absolu, que d’après les circonstances de temps et de milieu qui l’ont fait éclore. Le plus pur génie d’une race s’exprime dans sa poésie primitive et anonyme, dans ses chants nationaux qui

  1. On ne peut omettre, en nommant Herder, un de ces initiateurs obscurs qu’il n’est pas rare de rencontrer à côté des écrivains les plus célèbres, et qui les ont stimulés vers des voies nouvelles. Tel est Hamann, le mage du Nord, étrange caractère, mystique et crapuleux, esprit incohérent aux intuitions géniales, chaos d’immenses lectures qui sera débrouillé par Herder. Hamann est un pur Allemand qu’il est fort malaisé d’expliquer en peu de mots.