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sont capables, pour leur plaisir et leur avantage, de mettre le feu aux quatre coins du monde,.. j’ai connu des gens de cette sorte. » Contre Bayle il écrit sa célèbre Théodicée (1710). Dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain, il demande l’extirpation de la libre pensée et consent seulement à épargner les personnes. Le prince le plus intelligent de l’Allemagne au XVIIIe siècle s’est gardé de suivre ces conseils : chez Frédéric le Grand, protecteur des jésuites et des libres penseurs, nul souci d’ordre moral ; contre les scélérats, « le bourreau lui suffisait. » Et il faut avouer que l’histoire donne raison non à Leibniz, mais à Frédéric, car elle nous fournit la preuve qu’il n’y a, au sens purement humain, ni bonnes, ni mauvaises doctrines, puisque les saintes et les pures ont fait couler autant de sang, et bouleversé autant d’états, que celles réputées entre toutes funestes et diaboliques. Ces crimes que Leibniz met à la charge d’une certaine philosophie, cherchons-en la racine dans cette première et indomptable bestialité de nature que son optimisme n’admettait pas. Qui l’a mieux sur ce point réfuté que l’auteur de Candide ? Sous la diversité des croyances et des costumes, sous le philosophe et le bachelier, sous le moine et sous le baron, le même singe grimace et gambade. Mais le rôle de la philosophie, ce roman de l’âme, n’est-il pas de nous affranchir de la réalité comme d’un mauvais songe ? Au sortir de ces temps ensanglantés où, sous couleur de religion, les peuples s’entr’égorgeaient, Leibniz se plaît à vivre dans le meilleur des mondes possibles. Esprit souverainement conciliateur, il ne voit qu’ordre et harmonie où le génie d’un Pascal n’aperçoit que ténèbres et contradictions désespérantes ; — il concilie Dieu et le Mal, la prescience divine et le libre arbitre, l’idéalisme et l’empirisme, la philosophie et la religion, la métaphysique et la science. Mais, en dépit de la subtilité platonicienne dont il se vantait, on ne peut s’empêcher de secouer la tête, comme la reine de Prusse, Sophie-Charlotte, qui lui disait au sortir des entretiens de Charlottenbourg : « Non, Leibniz, vous ne m’avez point tout expliqué. » À quoi le philosophe répondait : « Madame, comment vous satisfaire ? vous voulez savoir le pourquoi du pourquoi ! »

L’optimisme leibnizien était dans le tempérament de son auteur, dans sa belle humeur inaltérable. Il est un mot de lui : Je ne méprise presque rien, que nous nous plaisons à opposer au « mépris transcendantal, » qu’un esprit supérieur de notre temps a eu la faiblesse d’exprimer un jour. Comme le mot de Leibniz respire la bienveillance du génie ! Il comparait les différences entre les hommes à celles des tuyaux d’orgue : les longs et les courts ne contribuent-ils pas également à l’harmonie ? Il disait encore que les hommes se distinguent entre eux comme les « fourmis et les