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était chez eux sinon spontané, du moins volontaire. Ils n’agissaient pas sous la menace de leurs sujets, habitués à subir patiemment le bien comme le mal ; ils suivaient les idées du temps et l’exemple de Frédéric, dont ils copiaient jusqu’au costume : le petit chapeau enfoncé sur les yeux, la queue en guise de perruque, à la main le jonc destiné à caresser l’échine du soldat négligent, de l’employé distrait, tel était l’uniforme du « despote éclairé. »

Après la cour de Berlin, il n’en est aucune dont les Allemands soient plus fiers que de celle de Weimar. Aux Hohenzollern ils doivent la protection du protestantisme, le bienfait de la tolérance religieuse, la puissance militaire, mais leur meilleur titre de gloire vis-à-vis de l’étranger, ils le doivent aux Wettinern : de cette petite cour la pensée allemande, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, va rayonner sur l’Europe.

Weimar et Berlin, c’est l’antithèse d’Athènes et de Sparte. De l’aveu même de l’apologiste le plus passionné de l’esprit prussien, M. de Treitschke, la Prusse, dès cette époque, était redoutée en Allemagne et particulièrement exécrée des poètes et des artistes. Près d’un siècle avant Henri Heine, Winckelmann, ce pauvre maître d’école de Stendhal, ivre de beauté grecque, qui se récitait à lui-même des passages d’Homère en faisant épeler l’alphabet à des enfans pouilleux, ayant pu échapper à ce régime de bagne que Frédéric-Guillaume Ier imposait à ses sujets, envoyait de Dresde, où il s’était réfugié, ses malédictions à sa patrie : « Je pense avec effroi à ce pays, écrivait-il ; sur lui pèse le plus grand despotisme qu’on ait jamais rêvé ; mieux vaut être un Turc châtré qu’un Prussien ; dans un pays comme Sparte, les arts ne peuvent prospérer, et quand on les y transplante, ils périssent. » Sans doute Frédéric II était une manière de Spartiate assez lettré, mais il avait le mépris de la littérature allemande, qui n’était encore qu’à ses premiers débuts et dont il prédisait d’ailleurs les prochains beaux jours. Il accordait, il est vrai, aux auteurs pleine liberté ; ceux-ci, toutefois, s’estimaient heureux de l’admirer à distance. « Frédéric est, à la vérité, un grand homme, écrivait Wieland à son ami Merck (16 mai 1780), mais que le cher bon Dieu préserve du bonheur de vivre sous son bâton et sous son sceptre ! » Goethe, lorsqu’il visita Berlin à la suite du duc de Weimar (1778), ne cachait pas son antipathie pour cette monarchie de Frédéric « où chaque individu n’est qu’une roue sans volonté. » Ce séjour lui donnait la plus triste idée de l’humanité : « Plus le monde est grand, écrivait-il à Mme de Stein, et plus la farce est affreuse, et j’affirme qu’il n’est point d’arlequinade ni de paillasserie qui soit aussi dégoûtante que le va-et-vient des grands, des moyens et des petits entre eux. » Il jugeait les Prussiens à peu près comme lord Malmesbury, qui, dans une