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de toute politesse welche ! Assis sur son escabeau de bois entre sa pipe et son broc d’étain, entouré de ses généraux à mine rébarbative, au milieu des nuages d’une acre fumée, il s’égaie en accablant de plaisanteries cruelles son malheureux bouffon Gundling, président de cette académie de Berlin, que sa mère, Sophie-Charlotte, a fondée à l’instigation de Leibniz, — et il marque par là son mépris des lettres et des sciences. Contemporain du galant Auguste, il chasse à coups de pied les femmes qu’il rencontre dans la rue et les renvoie à leurs marmots. On meurt de faim à sa tabler et ses employés se voient mesurer jusqu’à la ficelle qui sert à lier les papiers d’état. Sur sa maison comme sur son peuple s’appesantit la tyrannie du vieux père de famille allemand. Pour cet implacable et féroce maniaque, ce scrupuleux bigot, il n’est d’autre plaisir et d’autre passion que de passer en revue sur la place de Potsdam sa garde géante, étonnante collection d’aventuriers, de banqueroutiers, de moines défroqués, de fils de famille sans son ni maille, recrutés de gré ou de force par ses racoleurs dans tous les cabarets borgnes de l’Europe et parmi lesquels une discipline de fer contenait à peine des mœurs de Sodome et de Gomorrhe. — Instituée sur le modèle de nouveaux héros, Charles XII, Pierre le Grand, cette mode militaire est bien plus conforme au naturel du peuple allemand, qui a longtemps fourni des mercenaires aux armées d’Europe et dont les sabres « ont résonné sur les crânes de toutes les nations. » Dans nombre de cours, à la mine galante succède l’air martial ; les petits souverains font évoluer leur armée sur la terrasse de leur château. Le landgrave Louis IX de Hesse passait pour le meilleur tambour de son empire. Le militaire commence à tenir le haut du pavé : tout passant qui néglige de se découvrir devant une sentinelle du duc Charles-Eugène, s’expose à recevoir vingt-cinq coups de bâton. Ce duc éprouvait pour son école-caserne de Charles, où Schiller fut élevé, la même tendresse que Frédéric-Guillaume pour ses longs grenadiers. Le plus adroit de tous ces princes, le landgrave Frédéric II de Hesse-Cassel, s’avisa de dresser et de fourbir ses soldats en vue d’un fructueux commerce : l’Angleterre lui achetait 20,000 Hessois lors de la guerre d’Amérique; une dizaine de mille y périrent. Mirabeau dénonçait comme une honte de l’Allemagne cette traite des blancs, la Seelenverkäuferei.

Cependant une période nouvelle, celle de l’Aufklœrung, du despotisme éclairé, s’était ouverte avec Frédéric II. Chez ce vainqueur des Français reparaît l’influence française, alors prédominante en Europe ; le premier, il s’est efforcé de mettre en pratique les idées d’humanité, de lumières, de tolérance, de progrès, de justice et de bien public, dont nos philosophes du XVIIIe siècle ont été les apôtres retentissans. Au lieu de dire : « l’état, c’est