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orgueil : « l’état, c’est moi ! » Ils dressent, en effet, leurs potences et leurs bastilles ; ils disposent du droit d’imposer les sujets à leur guise ; de ruiner, par des douanes, les principautés voisines ; d’inonder l’Allemagne de fausse monnaie ; de conclure des alliances avec l’étranger. Les définitions célèbres que l’on a données de l’empire sont également justes, qu’on l’appelle, comme Oxenstiern, « une confusion qui ne dure que par la grâce de la divine Providence ; » ou, comme Frédéric II, « une sérénissime république de princes, avec un chef élu à leur tête; » ou, mieux encore, que l’on oppose, comme Voltaire, la monarchie française, la première des monarchies, à l’anarchie allemande, la première des anarchies.

Efforçons-nous de suivre les tendances et les variations du siècle à travers cette foule bariolée de petites cours, où le peu de civilisation qui restait à l’Allemagne s’est réfugié[1]. Après le traité de Westphalie, le genre universellement régnant dans les modes et les usages de la vie et la poésie même, c’est l’imitation de la cour de France. Aussi triomphant dans la diplomatie et dans la guerre que dans le faste et la galanterie, Louis XIV offrira bientôt aux monarques de l’Europe un irrésistible modèle. « Il n’y a pas, dit Frédéric II dans son Anti-Machiavel, jusqu’au cadet d’une ligne apanagée qui ne s’imagine être quelque chose de semblable à Louis XIV; il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il entretient ses armées.» Autour des princes, la noblesse imite de même l’aristocratie française, la plus séparée du peuple qui fut jamais. En même temps que notre industrie, nos manières et notre langue achèvent de pénétrer en Allemagne avec les protestans français que la révocation de l’édit de Nantes y a conduits. Un écrit anonyme de 1689 exprime le mécontentement des vieux Teutons devant cette invasion welche : « Langue française, vêtemens français, cuisine française, mobilier français, danse française, musique française, maladie française, il y aura aussi une mort française... A peine les enfans ont-ils mis la tête hors du corps de leur mère, on songe à leur donner un maître de langue française... Pour plaire aux jeunes filles, fût-on laid et difforme, il faut avoir un habit français. » Le changement est tel, que la duchesse d’Orléans, la palatine, ne reconnaît plus son ancienne Allemagne, si simple et si champêtre. Il y règne la même pompe et le même apparat qu’à Versailles, le même cérémonial

  1. Il n’est pas d’histoire anecdotique plus variée et plus divertissante que celle des cours allemandes au XVIIIe siècle. Vehse l’a réunie dans les quarante volumes de sa Chronique, extraite des Mémoires du temps. Henri Heine écrivait, après la lecture de cet ouvrage, paru en 1857 : « Les Allemands vont voir enfin leurs princes face à face. Quelle précieuse ménagerie des bêtes les plus originales!.. Vrais chefs-d’œuvre du bon Dieu, où il fait éclater une force de création poétique, un talent d’auteur qui nous transporte d’admiration. Ces rois de Prusse, nul artiste ne créera des personnages pareils: ni un Shakspeare, ni un Raupach; nous voyons là le doigt de Dieu. »