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son salut qu’à sa bravoure personnelle. Bien souvent encore, il a été en danger de mort dans ses expéditions au sud de son empire, dans cette région du Sous, où sa domination n’est pas moins fictive que dans le Riff et sur la Moulouïa. Aussi sa préoccupation constante, presque unique, est-elle l’organisation de son armée, la création de bataillons réguliers d’infanterie et surtout d’artillerie. Il sent d’instinct que des troupes armées et disciplinées à l’européenne pourraient seules faire du prétendu empire du Maroc une réalité, en domptant les deux tiers de sa population, qui vivent aujourd’hui dans la plus complète indépendance. Mais, par malheur, l’intelligence chez lui n’est pas à la hauteur du courage. Il voit le but, il ne comprend pas les moyens de l’atteindre; il est trop ignorant de l’Europe pour arriver jamais à l’imiter sérieusement ; et cette ignorance est incurable, car son pontificat religieux ne lui permet pas de sortir du milieu étroit, fanatique et étouffant où il est enfermé.

C’est donc un peu comme un enfant, par caprice ou par jeu, tout au plus par une sorte d’intuition d’âge mûr qui ne saurait se développer, qu’il s’est passionné pour les choses de la guerre et particulièrement pour le tir du canon. A la porte de son palais, le long du mur d’enceinte, il a créé ce polygone où il reçoit les ambassades, et où, tous les lundis, il vient à pied, non point assister simplement aux exercices d’artillerie, mais pointer lui-même et faire manœuvrer un certain nombre de canons et de mortiers que lui chargent successivement ses artilleurs. Il ne rentre dans son palais qu’après avoir abattu cinq ou six cibles à boulets et à bombes, placées à environ 240 mètres de distance, au pied d’un mur construit exprès pour recevoir les projectiles. A côté même de la porte du palais, une plate-forme en maçonnerie est garnie d’un certain nombre de canons et de mortiers toujours en batterie. Le sultan commence à posséder une respectable artillerie. Tous les souverains d’Europe lui ont donné des canons; il en a acheté lui-même un certain nombre, entre autres des canons Krupp qui lui ont coûté très cher, grâce à de frauduleuses opérations de courtage, mais qui sont excellons. Ses artilleurs sont parfaitement exercés. Ils ont pour grand maître le chef de l’artillerie, le miralaï Moula Ahmed-Soueri, qui est un homme d’une certaine valeur, ayant été instruit dans son métier d’artilleur par le Français Abd-er-Rhaman. Il y a de longues années que le corps des canonniers est constitué et jouit d’une faveur particulière. De tout temps, il a compté dans ses rangs des déserteurs des armées européennes, et surtout des renégats espagnols. Celui qui commandait les batteries à la bataille d’Isly et qui fut sabré sur ses pièces par nos chasseurs se nommait