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puissance véritable. Il se fie beaucoup moins aux ambassades qu’il envoie lui-même en Europe, et il a raison ; car ceux qui en font partie s’empressent, à leur retour, afin de le flatter, de lui affirmer qu’il n’ont rien vu d’aussi beau que le Maroc, d’aussi redoutable que son armée, d’aussi grand que son souverain. Il demandait donc à chaque officier quelle était son arme : à quoi servait-elle ? combien comprenait-elle de régimens? M. Féraud lui répondait, et pour lui prouver qu’il le faisait avec exactitude, il lui montrait sur les collets des uniformes les numéros qui indiquaient l’ordre des régimens. Comme nos chiffres sont les chiffres arabes, le sultan les lisait facilement. Il semblait s’amuser beaucoup. A chaque instant, il répétait : Khiar! khiar! ce qui signifie exactement : Concombre! mais ce qui veut dire, en langage marocain : Bien! bien! sans doute en vertu d’une loi semblable à celle qui fait que certaines expressions, telles que : Des navets! ont, dans l’argot parisien, un sens qui n’a rien d’horticole. Enfin, les militaires étant épuisés, notre tour vint, à M. Henri Duveyrier et à moi. M. Duveyrier portant un tarbouch qu’il n’avait pas quitté depuis Tanger, le sultan était très intrigué par sa coiffure et voulait savoir s’il était bien Français, s’il n’était pas du moins musulman. Quant à moi, je dois avouer que je n’ai fait aucune sorte d’impression sur lui. M. Féraud m’a présenté comme un grand historien, comme celui qui écrit pour la postérité les faits et gestes des souverains actuels. Je crains que Moula-Hassan n’ait pas un souci suffisant de la postérité, car il m’a regardé à peine, me gratifiant d’un : Concombre! précipité qui a presque résonné à mon oreille, comme l’expression d’argot que je comparais tout à l’heure au khiar marocain.

On m’avait pourtant réservé pour la bonne bouche : après moi, la cérémonie était finie. Le sultan nous salua de nouveau avec une grâce extrême, et reprit sa route vers la grande porte d’où il était sorti toujours couvert d’un grand parasol, toujours entouré du groupe de porteurs de lance et de méchouari agitant des étoffes blanches autour de sa tête. Par un raffinement d’élégance, il faisait sautiller son cheval, qui semblait marcher en cadence. Les méchouari avaient repris en avant leur course au galop, les ministres, chérif et tolba, courbaient leur front jusque dans la poussière ; les six chevaux magnifiquement harnachés bondissaient et hennissaient; enfin le petit coupé sans siège pour le cocher suivait le cortège, comme en vue de bien indiquer qu’il ne saurait y avoir de cérémonie importante en Afrique sans un grain de bouffonnerie. Il paraît que ce coupé est un don de Philippe Auguste. Ne voulant pas être distancée par la France, la reine Victoria en a donné au sultan un autre, qui est à Mekhnès. Un troisième souverain européen lui en a offert un troisième qui est à Maroc. Dans un pays où n’existe pas