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Comme on croit voir qu’il veut à tout prix glorifier son héros, on se méfie de la manière dont il présente ses actions et l’on est tenté de rabattre beaucoup des éloges qu’il lui donne.

Cependant il ne faut rien exagérer non plus. L’œuvre d’Eusèbe se compose de deux parties qui n’ont pas le même caractère, et l’on doit distinguer les récits qu’il fait des actes officiels qu’il cite. Ce sont les récits qui ont besoin d’être soigneusement contrôlés. Sans aller jusqu’à inventer de toute pièce les faits qu’il rapporte, ce qui aurait été bien impudent et fort dangereux, il est possible qu’il les dénature, qu’il leur donne un tour trop favorable, qu’il les interprète au gré de ses opinions et de ses préférences[1]. Mais on peut se fier davantage aux documens qu’il nous a conservés. C’était un curieux, un collectionneur, qui aimait à recueillir les pièces rares et originales, décrets et discours des souverains, lettres des grands personnages, fragmens d’ouvrages perdus, etc. Il en savait le prix, il en comprenait l’utilité. Au lieu d’en donner seulement la substance, ou même de les refaire entièrement, selon l’usage des autres historiens de l’antiquité, il les transcrit tout entières, il prend plaisir à les reproduire comme il les a trouvées. C’est ce qui rend si importante pour nous son Histoire de l’église, où il a réuni tant de documens précieux qu’il tirait de sa riche bibliothèque et qui nous seraient inconnus sans lui. La Vie de Constantin est faite dans le même esprit et elle a le, même genre d’intérêt. Jusqu’ici, on n’a pas réussi à prouver qu’aucun des documens dont elle est pleine soit faux. Plusieurs d’entre eux se retrouvent analysés ou reproduits dans Lactance, dans saint Augustin, dans Optat de Milève, qui les ont empruntés aux archives de l’état, et ils sont au-dessus de tous les soupçons. Il y en a d’autres qui atténuent, ou même qui contredisent les affirmations d’Eusèbe, ce qui montre bien qu’ils ne sont pas son ouvrage, car il n’aurait pas pris la peine de les fabriquer pour se donner à lui-même un démenti[2]. Ceux-là, dont il n’est pas possible de douter, doivent servir de protection aux autres. Je crois donc que, jusqu’au moment où l’on aura prouvé

  1. En voici une preuve assez piquante. Eckel, dans sa Doctrina nummorum, fait remarquer que, sur certaines monnaies d’or et d’argent, Constantin est représenté la tête levée vers le ciel. Cette circonstance avait aussi frappé Eusèbe, qui ne manque pas d’y voir une preuve de la piété du prince et de prétendre qu’il a voulu prendre devant ses peuples l’attitude d’un homme qui prie. Au contraire, Julien, qui saisit toutes les occasions de railler son grand-oncle, y voit la preuve qu’il était amoureux de la lune, c’est-à-dire un peu fou. Quant à Eckel, il croit que ceux qui ont frappé cette monnaie ont simplement voulu faire ressembler la tête de Constantin à celle d’Alexandre, a qui les artistes donnent souvent cette attitude.
  2. C’est ainsi qu’au moment même où Eusèbe semble nous dire que Constantin a fermé les temples, interdit les sacrifices, il transcrit une de ses lettres aux habitans de l’Orient où il déclare que chacun « doit faire comme il l’entend, » et que les rites des temples ne sont pas supprimés.