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l’idée. » — La conclusion, répondrons-nous, dépasse de beaucoup les prémisses. D’abord, toute émotion n’est pas du même genre que l’agacement nerveux, qui ne contient aucun élément intellectuel appréciable, sinon la conscience vague d’une discordance et d’une désharmonie. De plus, il y a dans toute émotion, même dans l’agacement nerveux, au moins un élément mental, qui consiste dans des plaisirs et des peines, ou dans des représentations de plaisirs et de peines entraînant à leur suite des mouvemens d’aversion. On n’a nullement montré que ce soit, au contraire, le mouvement physique corrélatif à l’aversion qui produise la douleur.

Le second argument invoqué par M. James est tiré de la pathologie. La sensibilité morale est modifiée et partiellement abolie par les maladies qui produisent des effets d’insensibilité physique. De là on s’empresse de conclure que la complète insensibilité corporelle (intérieure et extérieure) entraînerait une complète apathie morale. Malheureusement, aucun des cas apportés en exemple n’est concluant. Une dame, atteinte d’une extraordinaire insensibilité sur toute la surface du corps, est citée par M. James comme exemple d’insensibilité passionnelle, parce qu’elle avait perdu tout goût pour ses occupations ordinaires, tout charme à ses affections de famille ; mais, en lisant la description que la malade elle-même fait de son mal, on voit au contraire qu’elle se dit « en proie aux émotions de la plus poignante espèce, » et qu’elle dépense sa vie dans une « révolte désespérée contre son étrange condition. » Ce qu’elle avait perdu en réalité, c’étaient seulement les émotions joyeuses et tendres. « À tout, dit-elle, même aux plus tendres caresses de mes enfans, je ne trouve qu’amertume. Je les couvre de baisers, mais il y a quelque chose entre leurs lèvres et les miennes ; et cet horrible quelque chose est entre moi et toutes les joies de la vie[1]. » — Ce quelque chose, c’était l’insensibilité et la mort du plus profond et du plus communicatif des sens, du toucher. Et c’est surtout dans le baiser que cette insensibilité doit se révéler d’une manière « horrible. » On sait que M. Bain explique les émotions tendres, en ce qu’elles ont de physique, par les plaisirs du contact : c’est en pressant son enfant sur son sein, c’est en l’embrassant que la mère lui témoigne sa tendresse. Le contact est aussi la langue la plus éloquente de l’amour. On conçoit donc parfaitement le vide et le trouble que doit laisser la perte d’un tel sens dans la conscience générale : c’est plus que la surdité, plus que l’aveuglement, c’est comme une mort anticipée. Le cas le plus extraordinaire

  1. Voir Semal, de la Sensibilité générale dans les affections mélancoliques. Paris, 1876, 130-135.