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à la Russie ; il ne s’en effrayait guère, il y voyait au contraire la vraie raison d’une alliance de la France et de l’Autriche.

« Voilà la seule alliance naturelle, disait-il à M. de Metternich. J’ai dû agir contre mes propres intérêts en aidant à l’agrandissement de la Russie, qui a bien joué son jeu en mettant à profit le temps où j’étais occupé avec vous ; mais je n’avais pas le choix. Vous vouliez la guerre, il a donc fallu vous la faire le mieux possible, et un de mes plus grands moyens était de paralyser la Russie... J’ai fait aux Russes la promesse que je ne m’opposerais pas à ce qu’ils fissent la conquête de la Moldavie et de la Valachie; je regarderai néanmoins toute idée de conquête de leur part sur la rive droite du Danube comme une lésion de leurs engagemens envers moi... Je leur ai fait déclarer que, fidèle à mes engagemens d’Erfurt, je ne puis m’opposer à la réunion de la Valachie et de la Moldavie à l’empire russe, mais que je ne souffrirai aucun empiétement au-delà. L’occupation des places fortes sur la rive droite du Danube et le protectorat des Serbes ne doivent pas avoir lieu. Je ne souffrirai ni l’un ni l’autre... » Et partant de là, avec son entraînement de parole, il disait à M. de Metternich que l’Autriche devait avoir la Serbie, qu’elle devrait occuper Belgrade, y placer un prince sous sa protection, que pour lui il ne s’y opposerait pas. s’il devait en résulter dans un temps plus ou moins prochain un choc avec la Russie, Napoléon en disait assez pour faire sentir à l’Autriche les avantages d’une alliance plus précise, plus active avec la France ; il ne lui en faisait pas toutefois une obligation, il la laissait libre. M. de Metternich écoutait ces discours, recueillait les déclarations de Napoléon particulièrement sur l’Orient, et en faisait son profit, sans engager sa cour dans les vastes combinaisons qu’on déroulait devant lui. Il passait six mois à ce voyage d’exploration ou de reconnaissance diplomatique auprès de celui qui pouvait tout alors, et s’il y puisait bien des lumières, il y gagnait aussi pour lui-même une position exceptionnelle, privilégiée, dont sa vanité ne laissait pas d’être un peu gonflée.

Ce voyage de 1810 a, en effet, son importance dans la carrière de M. de Metternich : il est comme la consécration de son avènement à un poste qu’il ne devait "plus quitter. Une fois fixé sur les points essentiels de la politique, le nouveau chancelier pouvait s’éloigner de Paris, emportant l’assurance que l’Autriche, naguère encore vaincue et presque menacée de disparaître, était toujours servie par la fortune des mariages, qu’elle n’avait rien à craindre, que, s’il devait survenir quelque orage, elle pourrait garder la liberté de ses résolutions et de ses mouvemens. A peine rentré à Vienne, il résumait la situation, telle qu’il l’avait vue, avec autant de sagacité