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« Si Bonaparte l’apprend, il tombera sur l’un ou sur l’autre pour empêcher la réunion. » s’il appelait bientôt au ministère des affaires étrangères le baron, depuis prince de Hardenberg, qui était favorable aux vieilles cours, il ne retirait pas pour cela sa confiance à M. de Haugwitz, qui passait pour l’ami de la France, et il ne se laissait pas émouvoir par les criailleries de son entourage, même par les plaintes de M. de Hardenberg contre M. Lombard. Il se bornait à répondre en fronçant le sourcil : « Je dois savoir mieux que vous ce qui en est. » La duplicité était pour lui le déguisement de la faiblesse.

Placé en face de cette situation, l’envoyé de l’empereur François avait de la peine à saisir une politique qui se dérobait elle-même dans l’obscurité et les contradictions. Toujours bienvenu à la cour et traité avec une politesse familière, il était peu écouté. Il avait passé six mois en démarches vaines, en insinuations inutiles ; il avait tout au plus démêlé cette vérité que la seule influence qui pût balancer celle de la France à Berlin était l’influence de la Russie et que ce n’était qu’à Pétersbourg que la Prusse pourrait être conquise. Il ne se doutait pas qu’à ce moment même, au printemps de 1804, la Prusse, loin de chercher à se lier avec les vieilles cours, était occupée à négocier avec la France un traité qui, sauf le mot sur lequel on disputait encore entre Berlin et Paris, était une véritable alliance offensive et défensive. Et la négociation aurait pu réussir si tout à coup n’avait retenti en Europe un événement qui changeait tout, qui allait donner plus de cohésion et de force à toutes les idées, à tous les projets de coalition qui en étaient encore à s’essayer : c’était la tragédie du fossé de Vincennes, la sinistre exécution du duc d’Enghien ! Du jour au lendemain la cruelle catastrophe avait eu la plus dangereuse influence sur toutes les cours. La Prusse avait brusquement interrompu toute négociation avec Paris et s’était tournée vers Pétersbourg, devenu le centre des défiances et des hostilités contre la France. L’Autriche était toute prête à signer avec la Russie une alliance intime, qu’elle poursuivait de ses vœux, que M. de Metternich ne cessait de représenter comme le seul moyen de pression efficace pour entraîner définitivement la Prusse. Des négociations allaient bientôt s’ouvrir avec l’Angleterre déjà engagée dans son grand duel avec la France. De sorte que, pendant cette année 1804, l’Europe offrait un spectacle singulier. Pendant que le premier consul, sans s’inquiéter de l’impression produite par le meurtre du duc d’Enghien, dévoilait ses desseins de grandeur, s’élevait à l’empire, obtenait la reconnaissance plus ou moins sincère des puissances qui n’osaient la refuser et préparait les pompes du sacre, avec la présence du pape, à Paris, une coalition se formait obscurément de toutes parts. Elle était définitivement