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lui un sage. Il n’est pas, il est vrai, de la race des Richelieu et des Mazarin, dont il parle d’un ton leste, en les confondant sans façon avec un Haugwitz et un Capo d’Istria. Il a fait revivre, en plein XIXe siècle, M. de Kaunitz avec son long règne, sa physionomie étudiée et son esprit.

Personnage d’une originalité singulière et compliquée, supérieur assurément, — supérieur toutefois moins par le génie que par la souplesse et la dextérité de sa diplomatie ; politique avisé, expert dans toutes les combinaisons et toutes les évolutions, maniant avec un art savant les plus secrets ressorts des états, mais en même temps léger, gâté par tous les succès, dédaigneux pour ses contemporains, complaisant pour lui-même, alliant la fatuité mondaine et la présomption à un certain pédantisme germanique, assez beau joueur pour en imposer au monde, pour déguiser des intérêts sous le nom de droits, des expédiens sous le nom de principes, l’immobilité, qui était tout son système, sous le voile de profonds calculs. Homme habile et heureux, qui a passé sa vie, quarante ans de ministère, à se servir des circonstances et qui a su durer, sans rien créer, jusqu’au jour où, réveillé en sursaut par des révolutions nouvelles, il a paru emporter avec lui tout un ordre de choses, presque la monarchie autrichienne elle-même, sans douter un instant de sa propre infaillibilité. Les Mémoires qu’il a laissés, comme un dernier témoignage de ses actions et de ses pensées, sous la forme d’une autobiographie, de correspondances, de notes tracées au jour le jour, ces Mémoires ne sont pas de l’histoire ; ils sont plutôt des documens, des fragmens d’une grande histoire. Ils respirent l’infatuation aisée d’un politique de cour, qui se sent toujours en scène et garde le perpétuel contentement d’une assurance superbe. Ils transposent souvent les impressions et ils confondent quelquefois les dates. Ils sont insuffisans ou pleins de savantes réticences sur des points délicats ; ils sont abondans jusqu’à la prolixité sur bien d’autres points qui n’ont pas toujours une égale importance.

N’importe, ces vieux papiers ont leur langage et font revivre tout un passé, toute une époque évanouie, toute une suite d’événemens et de révolutions. Ils montrent surtout comment un homme, avec une idée fixe et l’art des combinaisons, s’est fait cette destinée exceptionnelle qui a eu trois grands momens : les luttes contre Napoléon, le congrès de Vienne, enfin ce long règne de 1815 à 1848, pendant lequel celui qui fut chancelier de cour et d’état a tenté, a réalisé par sa diplomatie, au profit de l’Autriche, ce gouvernement de l’Allemagne et de l’Europe qu’un autre chancelier a conquis depuis, par le fer et le feu, au profit de la Prusse. C’est dans une vie d’homme l’histoire d’un temps.