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fait la république en 1848, soit. Il faudrait seulement savoir quel républicain c’était, et il faudrait surtout rester dans le vrai. Depuis quelque temps, c’est un usage assez fréquent, et peut-être un calcul, de faire appel aux grandes mémoires dans un intérêt de parti. On invoquait hier Lamartine, on citait à tout propos, il y a quelques jours à peine, M. Thiers ; mais ces hommes dont on se fait une protection seraient les plus implacables adversaires de ceux qui se servent de leurs noms. Il n’est pas un des actes accomplis depuis quelques années qu’ils n’eussent combattu de toute leur éloquence, parce que pour eux" la république était indigne de vivre si elle n’assurait pas au pays l’équité dans les lois, l’ordre dans l’administration, la prévoyance dans le gouvernement, la dignité extérieure. Et c’est ainsi que tout, même la simple inauguration d’un monument, ramène à la politique qui crée à la France une situation sans fixité et sans lendemain.

Tel est, d’un autre côté, l’enchaînement des choses en Europe qu’on ne sort d’une crise que pour entrer dans une crise nouvelle, ou tout au moins dans un ordre de complications d’une apparence assez équivoque. Depuis près d’une année déjà, on en est là avec ces affaires d’Orient qui ont passé par toute sorte de petites péripéties sans pouvoir arriver au vrai dénoûment. On a cru d’abord en avoir fini avec les troubles des Balkans, avec la révolution bulgare : on s’est retrouvé en face de l’imbroglio hellénique ! On a obtenu de la Grèce tout ce qu’on lui demandait et, cette fois, la paix a paru assurée : c’est maintenant en Bulgarie que la question renaît par l’agitation des partis, par l’ambition toujours entreprenante du prince Alexandre, et, comme si ce n’était pas assez, par une sorte de contre-coup des difficultés bulgares, c’est la Russie elle-même qui entre directement en scène aujourd’hui. C’est la Russie qui, sans plus de façon, fait son coup d’état diplomatique et s’affranchit du traité de Berlin en notifiant simplement à l’Europe qu’elle supprime de sa propre autorité les privilèges de franchise commerciale assurés au port de Batoum dans la Mer-Noire. Et c’est en vain qu’à Saint-Pétersbourg on s’ingénierait aujourd’hui à atténuer la portée de cet acte réellement extraordinaire, qu’on s’évertuerait à interpréter au profit exclusif de la souveraineté russe l’article 59 du traité de Berlin, par lequel « Sa Majesté l’empereur de Russie déclare que son intention est d’ériger Batoum en port franc, essentiellement commercial. » Il est bien clair que le jour où cette déclaration, est entrée dans un traité signé par toutes les puissances, elle a pris le caractère d’un engagement international*. Le président du congrès lui-même, M. de Bismarck, en jugeait ainsi ; le plénipotentiaire britannique, lord Salisbury, n’hésitait, pas à déclarer « que, si l’acquisition de Batoum, par la Russie avait été maintenue dans des conditions qui menaceraient la liberté de la Mer-Noire, l’Angleterre n’aurait pu s’engager à