Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/364

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’aborder net, car à 20 nœuds, il parcourt 600 mètres à la minute, et il faudrait plus d’une minute pour s’apercevoir de l’incident. La flottille de 60 torpilleurs occupera donc une vaste étendue de merde plusieurs kilomètres dans la navigation. Comment ses divisions communiqueront-elles entre elles ? Comment distinguer à de grandes distances des signaux faits à fleur d’eau ?

L’exemple de la navigation des flottilles antiques ne saurait ici être invoqué ; les galères avaient un corps de bâtiment- beaucoup plus considérable que les torpilleurs et surmonté, à la poupe, d’une galerie ou tour d’où on lançait des traits ; la proue était aussi très relevée ; elles possédaient des mâts, des voiles ; elles avaient en un mot tous les moyens de se voir de loin, de communiquer entre elles et d’éviter les accidens ; de plus, leur marche était lente, ce qui établit entre elles et les torpilleurs une différence essentielle.

Par un temps clair, une mer belle, une nuit étoilée, on pourra, avec beaucoup d’attention, conserver un certain ordre parmi les torpilleurs, surtout si vous en réduisez le nombre à quinze ou vingt et que vous les fassiez marcher de conserve avec l’escadre d’évolutions ou la division des croiseurs qui dirige les torpilleurs actuellement en expérience dans la Méditerranée, sur les côtes de Provence ; la vue des bâtimens, de leur mâture pendant le jour, de leurs feux pendant la nuit, celle de leurs signaux, tout cela suffit à les guider dans les conditions de temps, de durée et de lieu dans lesquelles s’accomplissent ces expériences ; mais le cas d’une soixantaine de torpilleurs se lançant au large à la recherche d’une flotte ennemie est tout différent. Que le vent s’élève, que la mer grossisse, que des grains épais se succèdent, que le temps devienne sombre, pluvieux, la nuit obscure, comment pourront se diriger les capitaines debout dans leur cage, à laquelle il leur faut se cramponner solidement, le visage collé contre une vitre humide, n’ayant à la hauteur de l’œil que la crête des lames, n’apercevant aucun de leurs voisins, ne saisissant même pas le cap sur leur boussole mouvante, ne pouvant pas d’ailleurs faire prendre à leur machine une allure qui leur donne une vitesse inférieure à 9 nœuds, comment pourront-ils répondre de ne pas se jeter les uns sur les autres, de ne pas se heurter, se couler, ou tout au moins de ne pas se séparer ? Et, plus tard, cherchant à se rejoindre, ne se détruiront-ils pas entre eux en s’abordant ? Deux points sur une mer agitée, filant rapidement dans l’obscurité, s’apercevront-ils l’un l’autre à temps ? Non sans doute, leurs feux, couverts par les embruns, masqués par la hauteur des lames, ne leur seront que d’un bien faible secours. Je pense donc qu’une grande flottille de torpilleurs lancée à la poursuite d’une flotte ennemie ne réussira pas à l’atteindre et aboutira à une dispersion et à la perte de quelques torpilleurs, s’il