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impossible de nier leur constante hostilité contre lui. Les raisons en sont bien connues. Ils n’osaient pas signer leurs ouvrages, et cet homme écrivait au frontispice des siens « que tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie. » Ils formaient une coterie, et cet homme, faisant bande à part, leur disputait, lui tout seul, cette attention publique qu’ils prétendaient accaparer. Si vous voulez vous convaincre de la réalité du grief et de son importance, lisez, dans les Mémoires de Marmontel, une page plus que malveillante sur… Buffon, qui non plus que Rousseau ne fréquentait chez le baron d’Holbach ou chez Mme Geoffrin. Enfin, dans leurs Mandemens contre les philosophes, des évêques eux-mêmes distinguaient et séparaient Rousseau du reste de la troupe, a Le fameux Jean-Jacques Rousseau, disait l’un d’eux, mérite une exception particulière parmi les modernes ennemis du christianisme. Il connaît mieux que personne les prétendus philosophes de nos jours, et c’est sans doute parce qu’il les a trop connus, qu’il ne veut avoir de commun avec eux ni le nom qu’ils affectent, ni les principes qu’ils débitent. » Pouvaient-ils tolérer ce langage ?

Aussi répondaient-ils, non pas ouvertement, — ce n’était pas leur manière, — mais obliquement, par de petites insinuations perfides, en attaquant les écrits, la personne, le caractère de Rousseau : en le peignant comme un « monstre d’orgueil » à ceux qui ne le connaissaient pas ; en détachant de lui ceux qui le connaissaient mal ; en le ridiculisant aux yeux de ceux qui le connaissaient mieux. Et comme ils étaient nombreux, comme ils tenaient les salons de Paris, comme en l’absence de Rousseau lui-même, de Buffon, de Voltaire, ils avaient des façons de grands hommes et une assurance d’oracles, comme ils étaient enfin les vrais dispensateurs de l’estime et de la réputation littéraire, ils créaient ainsi, parmi les gens de lettres et les femmes, un préjugé défavorable et bientôt injurieux à Rousseau. Les encyclopédistes ont a persécuté » Rousseau, comme ils ont fait de tant d’autres, avec les mêmes procédés, de la même manière, dans la même mesure qu’ils ont « persécuté » Fréron, par exemple, et généralement tous ceux qui n’étaient pas de leur chapelle. Que l’on ajoute à cela maintenant la condamnation de l’Emile, Rousseau décrété de prise de corps par le parlement de Paris, le sol de Genève interdit à l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard, les magistrats de Berne lui donnant vingt-quatre heures pour évacuer leur territoire, les pasteurs de Neuchatel ameutant contre lui la population de Motiers-Travers, et l’on comprendra que si ce n’est pas de la persécution, c’en est du moins quelque image, une image même assez ressemblante, et qu’un homme tel qu’était Rousseau pût sans doute aisément s’y tromper. Mais lorsque plus tard la police lui faisait défense, pour complaire à Mme d’Epinay, de lire ses Confessions dans les salons de Paris, c’est-à-dire, selon