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individuel, qu’en essayant de ramener l’homme à la nature comme à la source de toute justice, il ait commis une dangereuse erreur, et qu’en attaquant sans mesure la civilisation de son temps, il ait à son tour méconnu la grandeur de l’œuvre accomplie, tout cela peut être vrai, tout cela même est vrai, mais rien de tout cela ne nous importe ici, où la question n’est pas de savoir ce que vaut, mais seulement ce que fut l’idéal de Rousseau. Je demande s’il en est un qui diffère davantage de celui de Voltaire. Autant celui de Voltaire est étroitement lié au maintien de la civilisation, autant celui de Rousseau est lié au bouleversement de cette civilisation même. Selon Voltaire, l’homme se perfectionne à mesure qu’il s’éloigne de l’état de nature, et, au contraire, d’après Rousseau, c’est à mesure qu’il s’en rapprocherait. Les mêmes « époques » qui marquent pour l’un dans l’histoire un progrès de l’humanité sont pour l’autre autant d’ « époques » d’aggravation de l’injustice et de l’inégalité. Étonnons-nous là-dessus que Voltaire et Rousseau ne se soient pas entendus, et d’autant moins qu’ils étaient capables de se mieux comprendre.

Ces observations peuvent servir, puisque M. Maugras y revient, à terminer une question trop souvent agitée. Si nous en voulions croire ce faux bonhomme de Marmontel, quand l’académie de Dijon, en 1749, eut proposé le sujet que l’on sait : Si les arts et les sciences ont contribué à épurer les mœurs, Rousseau l’allait traiter et développer par l’affirmative, sans Diderot qui lui fit observer que « c’était le pont aux ânes, » et que tous les talens médiocres en prendraient le chemin. Rousseau, dans ses Confessions, a raconté autrement l’histoire, et s’est fait honneur à lui-même de son choix. Cependant M. Maugras, sans en apporter d’ailleurs aucune raison, décide en quatre mots « que la version que Marmontel tenait de Diderot lui-même paraît plus conforme à la vérité. » Lui dirai-je, à ce propos, que la version de Diderot n’est pas dans les Mémoires de Marmontel, mais bien dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, de Denis Diderot lui-même ? qu’elle diffère beaucoup de celle que l’on nous donne ici ? et que, pour n’être pas de tous points identique à celle de Rousseau, cependant elle se concilie plus aisément avec le récit des Confessions qu’avec la version des Mémoires de Marmontel ? Mais je lui dirai plutôt que Jean-Jacques, étant ce qu’il était, n’eût pas songé seulement à traiter la question, s’il n’avait dû la traiter comme il fit, et que, si je l’ai commencé de montrer, on va le voir tout à l’heure bien plus clairement encore. M. Maugras n’a pas toujours très bien compris Rousseau. C’est comme aussi quand il se demande pourquoi « l’homme qui passait sa vie à se plaindre de son sort, à tout blâmer et à tout critiquer » s’avisa de prendre en mains contre Voltaire la cause de la Providence, assez malmenée, en effet, dans le Poème sur le désastre de Lisbonne. La réponse est pourtant assez simple, et Rousseau l’a donnée lui-même. C’est qu’il ne critique et ne blâme que ce que la