Rousseau, ni ses romans ni ses Discours, encore moins s’y plaire, et que, si par hasard ces deux hommes se fussent accordés sur tout le reste, leur seule façon d’entendre l’art de l’écrivain eût suffi pour les diviser ? Le vieux Corneille, au siècle précédent, n’avait pas été plus étonné ni plus scandalisé quand il vit réussir les tragédies de Racine, que Voltaire en voyant le succès des écrits du citoyen de Genève. Il parut à l’auteur de Zaïre et du Siècle de Louis XIV qu’un barbare entrait en conquérant dans le domaine qu’il avait mis cinquante ans à se faire, lui disputait les terres dont Fréron et Desfontaines lui avaient jadis reconnu l’empire, dévastait l’héritage qu’il croyait avoir directement reçu des hommes du grand siècle. Et on doit le dire à son honneur, si le succès de Rousseau l’avait peut-être d’abord piqué dans sa vanité d’auteur à la mode, ce qu’il défendit, ce qu’il voulut, ce qu’il s’imagina défendre contre l’auteur de l’Émile et de l’Héloïse, ce fut la cause des lettres et du goût, des sciences et des arts, la cause des « honnêtes gens » et de la « bonne compagnie, » la cause du progrès même et de la civilisation.
C’est à dessein que j’essaie d’élargir ici l’expression, parce qu’il s’agissait d’autre chose, en effet, entre Voltaire et Rousseau, que de belles-lettres ou de bon goût. Le siècle, en 1760, n’avait pas encore pris sa pente ; la question était de savoir qui des deux la déterminerait, du citoyen de Genève ou du seigneur de Tournay. Comment se peut-il que ni M. Maugras ni tant d’autres avant lui n’aient fait une simple remarque ? Pour être souvent inutiles, la statistique et la chronologie ne le sont pas toujours : dans l’édition Beuchot, les Mélanges de Voltaire, qui comprennent toutes ses feuilles volantes, ne remplissent pas moins de quatorze volumes, dont il n’y a pas quatre seulement qui soient formés de pièces antérieures à 1760. En y ajoutant les sept volumes du Dictionnaire philosophique, dont la première édition ne parut qu’en 1764, cela fait dix-sept volumes ou un peu plus, qui renferment l’œuvre polémique du patriarche à peu près tout entière. Voltaire n’a pas été d’abord un « philosophe, » mais très longtemps un bel esprit, et rien qu’un bel esprit. Pour Montesquieu, par exemple, qui mourut en 1755, il n’était encore que cela. C’est dans les vingt dernières années de sa longue existence qu’il devint l’homme de son siècle, l’apôtre de la tolérance, et le clairon de l’incrédulité. Et si l’on se rappelle à ce propos l’avertissement que Condorcet a mis au Sermon des cinquante, pour nous apprendre que Voltaire, « un peu jaloux du courage de Rousseau, » ne composa cet opuscule qu’en réponse à la Profession de foi du vicaire savoyard, on conclura de tous ces rapprochemens que Rousseau, sans le savoir, a été l’instrument, ou, si l’on veut, l’ouvrier de la dernière transformation de Voltaire. Il se piqua, dit Condorcet, de surpasser Rousseau en hardiesse comme il le surpassait en génie.