d’impiété. L’opinion lui échappait, et elle lui échappait au moment même qu’il croyait enfin s’en être rendu maître, que les encyclopédistes en corps affectaient de se mettre à sa suite, qu’il venait de voir mourir Fontenelle et Montesquieu ; — et il avait passé soixante-cinq ans. Sans les Calas et les Sirven, je me suis quelquefois demandé ce qu’il serait advenu de la royauté de Voltaire ; et je ne puis le croire si naïf, quand il vit le succès de Rousseau, que de ne s’être pas posé lui-même la question.
On a cherché un peu partout les causes de ce succès, et on a surtout fait valoir les littéraires : la nouveauté de la langue de Rousseau, le caractère de son éloquence, la sensibilité, la passion, la nature se faisant enfin jour au travers et sur les débris des anciennes conventions. Tous les genres étaient épuisés : tragédie, comédie, éloquence, histoire même languissaient dans l’imitation des modèles classiques ; le roman avec Prévost, le drame avec Diderot, naissaient à peine ; la poésie lyrique n’était pas encore née ; le siècle s’ennuyait, en dépit de l’Encyclopédie, des épigrammes de Piron, des petits vers de Bernis, des polissonneries du jeune Grèbillon. Rousseau vint, et tout changea. Libre des préjugés qui pesaient sur la plupart des hommes de lettres, il osa être lui-même, et, comme il était Rousseau, ce fut une révolution. Or, cette révolution renversait tout ce que Voltaire, depuis tantôt un demi-siècle, avait cru, dit et enseigné ; mais si elle réussissait, elle convainquait sa critique d’erreur et son effort même de stérilité. Conservateur en tout, comme on l’a si bien dit, sauf en religion, non-seulement Voltaire avait docilement subi toutes les entraves de la tradition, mais il les avait glorifiées, et, en un certain sens, il n’avait composé son Siècle de Louis XIV que pour en élever le respect à la hauteur d’un dogme. Selon lui, les seuls genres que l’on dût cultiver étaient ceux où s’était exercé le XVIIe siècle, et, puisque ni Corneille, ni Molière n’avaient fait de romans, mais seulement les Courtilz de Sandras et les comtesse d’Aulnoy, le roman n’était bon que pour amuser les enfans et les femmes. « Si quelques romans paraissent encore, les vrais gens de lettres les méprisent. » Il estimait que de certains sujets étaient indignes d’être traités par l’art, et Racine ni lui n’ayant jamais mis à la scène les amours d’un précepteur avec son écolière, la Nouvelle Héloïse, pour cette seule raison, ne pouvait être qu’une rapsodie. Et, croyant enfin qu’il y avait des règles, ou plutôt des formules fixes de l’art d’écrire, invariables et rigides, il jugeait que quiconque n’écrivait pas selon la rigueur de ces règles écrivait mal, d’un style moins français que suisse, ou plutôt encore iroquois. « Le style élégant est si nécessaire, que sans lui la beauté des sentimens est perdue. » Qui ne conviendra qu’avec de telles idées, Voltaire ne pouvait pas plus approuver la forme que le fond des idées de