Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/164

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moins, s’ils se croyaient tenus de rendre raison de leur goût, rien ne les forçait à renier leurs anciennes préférences. Il y avait assez à louer chez les Italiens pour expliquer les prédilections du Coin de la reine ; pas assez cependant pour y tout sacrifier aveuglément. Les plus chauds partisans de la musique ultramontaine étaient, jusqu’alors, convenus de la supériorité de la nôtre au point de vue du théâtre : « Les Italiens, écrivait Jean-Jacques, ont porté la musique au dernier point de perfection par rapport au but qu’ils se sont proposé, c’est-à-dire d’arranger et de combiner les sons avec goût pour faire briller la voix et les instrumens. La musique italienne me plaît souverainement, mais elle ne me touche point : la française ne me plaît que parce qu’elle me touche. » Avec leurs idées sur l’art, interprète obligé des sentimens et des passions, les philosophes s’étaient naturellement prononcés pour la française, et le Genevois plus ouvertement que personne, dans cette lettre de 1750, que M. Jansen a reproduite d’après les manuscrits de la bibliothèque de Neufchâtel : « Si la musique est faite pour plaire seulement, donnons la palme à l’Italie, mais si elle doit encore émouvoir, tenons-nous-en à la nôtre, et surtout quand il est question de l’opéra. » Mis en demeure de se prononcer trois ans plus tard, lors de la querelle des Bouffons, Jean-Jacques Rousseau avait donc toutes sortes de raisons personnelles pour tenir la balance égale entre les deux musiques. Eût-il été converti dans l’intervalle, qu’il pouvait s’en expliquer sans rompre avec lui-même ; car si la musique française lui avait paru plus dramatique, il avait déclaré l’italienne plus musicale, et c’est bien quelque chose apparemment que la musique, même à l’Opéra.

Passe encore pour détrôner la musique française ; mais ne pouvait-on du moins la laisser vivre ? Était-elle incapable d’acquérir les dons qui lui manquaient, de se parer de sourire et de grâce, tout en restant sincère et pathétique ? N’y avait-il pas, dans ces représentations italiennes, une occasion toute trouvée pour elle de réchauffer sa raideur native au contact d’un art en pleine éclosion ? Moins novice, Jean-Jacques eût ressaisi, sous l’apparent laisser-aller des maîtres napolitains, la trace des fortes leçons de Leo et de Durante ; loin de proscrire la science dans la musique, il aurait compris que l’école française n’avait fait encore que la moitié du chemin ; en l’encourageant à poursuivre sa route, il lui épargnait un siècle de piétinement et d’efforts. Mais, prendre les intérêts de la musique française, c’était travailler pour Rameau, son plus illustre représentant, et Rameau s’obstinait à traiter Jean-Jacques en apprenti musicien. Il fallait donc les englober, l’art et l’artiste, dans une réprobation commune. La Lettre sur la musique française leur signifia à tous deux leur congé, de par ce foudroyant syllogisme : « Toute musique