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III.

Sa réputation naissante valut à Rameau, de retour à Paris, des élèves de qualité, l’orgue de Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, la main d’une jeune fille de dix-huit ans, — il en avait lui-même quarante-deux bien sonnés, — et l’amitié de La Popelinière. Le ménage Rameau eut son appartement dans la résidence quasi royale de Passy ; Marmontel qui décrit en connaisseur tous les agrémens du lieu, — chapelle, théâtre, orchestre et troupe d’opéra en permanence, — nous y montre Rameau improvisant chaque dimanche sur l’orgue des morceaux de verve étonnans. Notre musicien avait déjà pour lui les femmes et la finance ; il eut bientôt l’appui des philosophes, chose non moins essentielle au succès. La philosophie, au XVIIIe siècle, est essentiellement envahissante. Dans tous les salons à la mode, on la trouve installée au coin du feu, qui pérore, tranche, régente et distribue des conseils : au précepteur, sur la direction de son élève ; à la maîtresse de maison, sur le choix de ses amans. Littérature, morale, éducation, sciences, esthétique, elle se pique de tout et partout s’impose, de l’air de Duclos chez Mme  d’Epinay. À son école, il est reçu que les gens peuvent professer ce qu’ils ignorent, et si l’on fait mine de s’étonner, ils vous répondront avec l’ingénuité d’un personnage d’opérette : « C’est pour apprendre. » D’une habileté merveilleuse à se saisir de quelques notions flottantes qu’ils érigent immédiatement en systèmes, ils plient les faits à la mesure de leurs théories et, pour un peu, persuaderaient aux gens du métier qu’ils n’y entendent rien. « Les musiciens, dira Jean-Jacques, ne sont point faits pour raisonner sur leur art ; c’est à eux à trouver les choses, aux philosophes de les expliquer[1]. » Dans les arts dont la technique est faite et qui ont donné leurs chefs-d’œuvre, l’instinct du beau, de hautes facultés, l’étude des modèles, et, ne l’oublions pas, les conseils de quelques grands artistes, leur permettaient de tenir cette gageure ; mais la musique, alors à l’état de science occulte, leur en imposait encore. Rameau venait d’en construire la théorie ; ils l’accueillirent comme un prophète, l’enrôlèrent dans leurs rangs, prônèrent de confiance ses doctrines et soutinrent ses opéras. Pour le moment, il n’en était encore qu’aux pièces de clavecin ; son deuxième recueil parut en 1726 ; le troisième suivit cinq ans plus tard.

L’œuvre de clavecin de Rameau est resté l’un des plus remarqua-

  1. Lettre au P. Lesage, 1er juillet 1754.