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de la préférence donnée à Daquin, son rival, lors du concours ? L’abbé de Fontenai et Laborde racontent autrement l’aventure, et leur version met l’impartialité de Marchand hors de cause. Il paraît que Rameau avait pris ses précautions contre le mauvais vouloir de son ancien protecteur : un des juges du camp lui avait communiqué d’avance le sujet de fugue. Son concurrent s’en aperçut, s’en plaignit, on recommença l’épreuve, et Daquin l’emporta de haute lutte. Le fait est parfaitement vraisemblable ; Rameau, même au temps de sa plus grande renommée, ne fut jamais classé hors de pair comme exécutant ; son frère Claude passa toujours pour plus habile. Rien n’empêche donc d’admettre que Daquin, moins profond musicien sans doute, ait pu enlever les suffrages par le brillant de son jeu.

Cette déconvenue fermait à Rameau la carrière de Paris, et, de nouveau, le reléguait en province. Il se replia sur lui-même pour préparer sa revanche. Clermont, où il était venu remplacer son frère comme organiste de la cathédrale, lui offrait, avec l’existence assurée, un milieu favorable à ses hautes spéculations, le calme d’une ville fermée à tous les bruits du dehors, de sévères horizons circonscrits entre de hauts sommets d’aspect imposant, aux grandes lignes sèches et nettes, un rude climat fait pour affermir toutes les énergies. Dans cette solitude laborieuse, son vigoureux esprit acquit toute sa trempe. De l’étude pratique du clavecin et de l’orgue, de la composition à laquelle il se livrait sans relâche, il s’éleva bientôt à une conception plus vaste. La fréquentation de ses confrères parisiens avait pu le convaincre que leur ignorance théorique ne le cédait guère à la sienne ; il n’avait trouvé dans leur tradition que préceptes arbitraires ou puérils. Les traités d’art musical manquaient en France. Brossard, dans son Dictionnaire, s’était borné à une sèche nomenclature des termes de musique. L’Allemagne n’était pas beaucoup plus avancée : les ouvrages didactiques de Printz, de Werckmeister, de Neidt, de Heinichen, de Mattheson, n’allaient pas au-delà d’une méthode pratique d’accompagnement au clavecin. Plus que jamais pénétré de la nécessité de donner à ses études une base scientifique et ne la trouvant nulle part, Rameau décida de la créer.

À cet endroit de leur récit, tous ses biographes s’excusent et se récusent. Il est convenu que le système de ce grand homme compte parmi les plus belles découvertes de l’esprit humain, mais, par égard pour le lecteur, on se défend de lui apprendre en quoi il consiste. Il doit nous suffire de savoir que, le premier en Europe, Rameau a tenté des voies nouvelles et qu’il a montré le chemin aux harmonistes d’Allemagne et d’Italie. Si, cependant, ce premier essai d’une