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il n’en va guère autrement au XVIIIe siècle ; l’esthétique y est, avant tout, une affaire de camaraderie ou de rancunes. Cette polémique, prenant la musique française en pleine crise de formation, a exercé sur ses destinées une influence décisive ; fâcheuse ou favorable, c’est ce dont on jugera par la suite de notre étude. Le culte de Rameau, sans doute, a persisté jusqu’à nos jours, mais à l’état de religion officielle où les bienséances ont plus de part que la ferveur ; ses ouvrages ont disparu depuis plus de cent ans du répertoire ; les concerts symphoniques en ont à peine recueilli quelques épaves défigurées ; nous attendons encore une édition complète et définitive de son œuvre, et nous l’attendrons probablement jusqu’à ce que l’Allemagne veuille bien nous épargner cette tâche patriotique. Pourtant, les médailles d’honneur de l’Institut sont frappées à l’effigie de Rameau, et Dijon, sa ville natale, lui a élevé récemment une statue. Si le crédit renaissant de ses adversaires n’a pas eu raison de ces vestiges du fétichisme national, leurs doctrines, en revanche, ont prévalu. Notre littérature musicale en a formé son bagage, qu’elle n’a guère renouvelé depuis lors. Quelqu’un qui voudrait aujourd’hui, je ne dis pas reviser cette cause célèbre, mais seulement en feuilleter la volumineuse procédure, constaterait avec étonnement que la question en est restée au même point. Il retrouverait nos éternels lieux-communs sur l’art, sa sphère d’action, ses moyens et son but. Il assisterait aux mêmes querelles de préséance entre la mélodie et l’harmonie, le savoir et l’inspiration, les paroles et la musique, le chant et la symphonie, le drame musical et le concert en costume. Citer les philosophes du XVIIIe siècle, c’est mettre en cause toute la critique contemporaine. N’est-il pas grand temps de résumer le débat, et d’en tirer, s’il se peut, quelque profit ?


I.


Lorsque Rameau vint pour la première fois tenter fortune à Paris, il n’était guère éloigné de cet état de nature auquel la manie du siècle allait entreprendre de ramener toutes choses. Ses manières brusques, sa gesticulation folle, son orthographe naïve, son diable de ramage saugrenu, auraient certainement fait sourire le Huron de Voltaire, jeune homme de mœurs douces, d’éducation soignée et de parfaitement bonne compagnie. Nulle culture littéraire ; un apprentissage artistique fait sur les grands chemins, parmi des musiciens ambulans ; au physique, déjà le personnage long, sec, noir et dur que devait illustrer sur le tard le crayon humoristique de Carmontelle. « C’était, dit Mercier, qui l’avait connu vers la même époque, un grand homme maigre qui n’avait point