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sa grandeur. Ce profond hommage rendu au chef de la tribu n’avait rien d’avilissant pour ceux qui le rendaient. Cela semblait très clair lorsqu’on voyait avec quelle parfaite aisance, quelle bonhomie réelle ils causaient ensuite avec le cheik. À mesure que chacun d’eux se relevait, il gagnait l’autre salle et allait s’accroupir sur des tapis à côté de ses compagnons. Lorsque nous eûmes fini de goûter ou de faire semblant de goûter aux plats et aux tasses de thé qu’on nous avait offerts, on les leur fit passer et ils commencèrent leur repas. Nourris dans la maison du maître, ils étaient réellement ses cliens, non ses serviteurs. Ils mangèrent plus que nous, mais à quelques égards plus proprement, car chacun se lava d’abord les mains dans une aiguière qu’un nègre faisait circuler. Je dois avouer que, malgré qu’ils n’eussent montré aucune gloutonnerie, ils manifestèrent presque tous d’une manière bruyante la satisfaction de leur estomac. J’imagine que les guerriers du moyen âge en faisaient autant en pareille circonstance, bien que Walter Scott ait négligé de nous renseigner sur ce point.

Les deux fils du caïd étaient restés dans la salle où se tenaient les cavaliers ; car, en Afrique comme en Orient, les fils servent les pères et ne doivent pas, sans qu’on les y invite, s’asseoir à côté d’eux. M. Féraud demanda au cheik Embarek de faire venir près de lui le plus jeune des deux, celui dont la fière allure et l’étrange physionomie nous avaient si fort intéressés le matin. C’était flatter un penchant secret, mais facile à deviner chez le cheik. Heureux de parler de cet enfant préféré, il s’empressa de nous raconter qu’il avait à peine douze ans et que déjà deux ans auparavant, il avait combattu dans le Sous, sous les ordres du sultan. Son père l’avait amené avec le goum ; et personne, à voir sa bravoure, son ardeur, sa patience à supporter les fatigues, n’avait protesté contre le remplacement d’un guerrier plus âgé par ce cavalier de dix ans. Pendant le récit du cheik, j’en regardais le héros, qui ressemblait de plus en plus à un Japonais. Il s’était assis ou plutôt accroupi sur un coussin, et sa djellaba brune et lourde retombait autour de lui en plis raides et droits comme ceux de certaines statuettes japonaises. La tête jaune aux yeux noirs, avec sa mèche de côté, ses lèvres au sourire énigmatique, sortant de ce costume, produisait à la fois un effet comique et agréable. À toutes les questions de M. Féraud ce singulier enfant ne répondait rien ; mais il riait d’un rire timide, un peu niais, inquiet et méprisant. Évidemment, c’est une bête sauvage, plus faite pour combattre dans le Sous que pour entretenir des relations avec les Européens. Nous quittâmes de bonne heure le cheik Embarek pour rentrer à notre camp. Au coucher du soleil, son fils aîné arriva portant la