Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/117

Cette page a été validée par deux contributeurs.

effrayé. Il s’habituerait tout aussi bien à un kanguroo ou à un chat-huant.

D’ailleurs il en est de même pour tout ce qui est inconnu de lui, qu’il s’agisse d’une personne, d’un animal ou d’un objet. C’est ce qu’on a assez ingénieusement appelé le misonéisme (μἳσος haine ; νέος, nouveau : haine de la nouveauté ; on pourrait peut-être dire néophobie, expression qui serait plus claire encore comme étymologie). Les enfans et les sauvages, dont l’intelligence est enfantine, ont peur du nouveau. Tout ce qui ne rentre pas dans l’ordre des objets quotidiens est sujet de frayeur ou d’étonnement ; de frayeur quand l’objet est de taille élevée et d’allures vives, d’étonnement quand l’objet nouveau est petit et paraît inoffensif.

On pourrait presque dire que cette crainte des formes nouvelles, non connues encore, est caractéristique des intelligences rudimentaires. Les esprits élevés, supérieurs, au lieu de craindre la nouveauté, et de s’en effrayer, la recherchent avidement. Chez le savant, — et tout homme intelligent est plus ou moins un savant, — la curiosité remplace la néophobie. Mais certes la curiosité comporte un certain courage : car toute chose inconnue suppose un danger possible, et il n’y a vraiment sécurité complète que devant les choses bien connues, dont nous avons éprouvé l’innocuité.

Nous nous retrouvons ainsi, par une voie quelque peu détournée, ramené à ce que nous disions plus haut de l’habitude, de l’exercice et du courage professionnel. Ce qui est parfaitement connu, même quand il y a un certain péril, ne peut plus nous effrayer, tandis que ce qui nous est nouveau, même alors que nous savons très bien l’absence de tout danger, comporte une certaine crainte.

Voici deux hommes vivant dans deux civilisations différentes, un Français et un Chinois. Transportons d’un coup de baguette le Chinois en France, dans une ville française. Quoiqu’il sache bien ne pas courir de danger, il sera, tout au moins le premier jour, très effrayé de tout ce qui l’entoure. Peut-être fera-t-il bonne contenance ; mais au fond il ne sera pas rassuré. De même, le Français, transporté en Chine, aura de la méfiance, et presque de la crainte. Il se décidera difficilement, malgré tous les conseils qu’on pourra lui donner, à s’enfoncer tout seul, et sans armes, dans les rues populeuses, obscures. Mais, au bout de quelques jours, de quelques semaines tout au plus, il sera devenu tout à fait confiant.

Les animaux qui ont l’habitude de voir souvent l’homme cessent de redouter sa présence. Par exemple, les animaux domestiques n’ont pas peur de l’homme, comme en ont peur les animaux sauvages. Les chevaux, les moutons, les poules, les lapins, lorsqu’ils sont réduits à l’état de domesticité, se laissent facilement approcher. Les moineaux à Paris, les pigeons à Venise, les corbeaux