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à ce grand instinct, si général et si profond, que c’est la base même de toutes nos tendances. L’homme qui appuie le poignard sur sa poitrine, et qui l’enfonce, fait un acte vraiment héroïque, un sublime sacrifice, le sacrifice qui coûte le plus, celui de la vie.

À Dieu ne plaise que je veuille réhabiliter le suicide ! C’est le plus souvent une folie, en ce sens que ce sont les fous ou les ivrognes qui se tuent. J’accorde volontiers que c’est presque toujours une sottise, car l’avenir est incertain et nous réserve peut-être, après nos douleurs, des compensations inattendues. Mais, en tout cas, le suicide, mûrement résolu et froidement accompli, n’est pas une lâcheté, comme on le répète, sans y songer, depuis Rousseau. C’est, au contraire, un acte de grand courage. Celui qui peut vaincre à ce point l’instinct, celui-là est vraiment un brave. Il a su triompher du sentiment le plus fort qui soit dans l’homme : l’amour de la vie.

L’amour de la vie, c’est la peur de la mort : de sorte que la peur est l’émotion salutaire qui nous empêche de prodiguer notre existence à tout bout de champ, sans cause. Chez l’homme et l’animal, la loi est la même ; mais l’homme peut la comprendre, tandis que l’animal la suit aveuglément et s’y conforme, sans savoir ni pourquoi ni comment.


On peut donc établir ainsi la progression suivante :

D’abord l’animal, par un acte réflexe simple, réagit aux excitations qui menacent sa vie ; et ce réflexe est admirablement approprié aux nécessités même de son existence.

Puis l’acte réflexe devient de plus en plus compliqué ; c’est un mouvement d’ensemble : la fuite, le cri, le tremblement.

Puis, l’animal devenant de plus en plus intelligent, l’émotion accompagne l’acte, de telle sorte que, non-seulement l’animal réagit aux excitations qui le menacent par un mouvement de fuite, mais encore il éprouve une émotion de la conscience qui est la peur. C’est une machine, comme les animaux sans conscience, mais c’est une machine sensible où la conscience et l’émotion coïncident.

Enfin, chez l’homme, un degré supérieur de perfection apparaît. À côté de l’acte, à côté de l’émotion, vient se montrer l’intelligence, de sorte que l’homme comprend pourquoi il a peur. Il peut raisonner sur l’amour de la vie, développer et expliquer ce sentiment. C’est donc une machine à la fois sensible et intelligente.

En résumé c’est l’acte protecteur qui commence. Puis vient l’émotion conforme à cet acte. Puis arrive l’intelligence qui développe cette émotion et qui complique cet acte.