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conscience du moi très précise. L’intelligence, en se développant, développe la conscience, et, par conséquent, la faculté de douleur ou d’épouvante.

En passant de l’animal à l’homme, le sentiment de la peur se transforme, se généralise. Chez l’animal, cette peur est instinctive, ne comportant aucune idée : la poule a peur du renard, sans savoir que le renard peut la manger ; le goujon a peur du brochet, sans réfléchir à la voracité du brochet ; le cheval fait un écart au bruit du tonnerre, sans savoir que la foudre est capable de le tuer. Ils ont peur sans savoir pourquoi, peut-être même sans bien savoir qu’ils ont peur, tandis que l’homme, dont la conscience est très développée, a une parfaite connaissance de sa peur. Tous deux, l’homme et l’animal, ont à un même degré l’amour de la vie, la haine de la mort et la crainte en face du danger. Mais, chez l’animal, cette notion est tellement vague et indistincte qu’elle existe à peine ; elle ne se traduit que par des actes dont la signification échappe à l’acteur même, tandis que cette même notion, chez l’homme, devient précise, raisonnée, consciente. C’est une idée extrêmement claire, la plus claire peut-être de toutes nos idées. En tous cas, c’est le mobile le plus puissant. Chez l’animal, l’instinct de la conservation est presque limité à des réactions élémentaires, tandis que chez l’homme le même instinct est devenu plus complexe. Tout un ensemble d’émotions et d’idées s’y rattachent. Ce n’est plus une réaction émotive passagère. La peur a créé en nous l’amour de la vie.

La peur, chez l’animal, est surtout une réaction motrice. Chez l’homme, par suite de son intelligence, c’est en même temps une émotion de la conscience. Ce que nous appelons l’instinct de la conservation n’est qu’une des formes de la peur. Un homme à qui on appuie un poignard sur la poitrine a peur, parce qu’il sent que sa vie est en danger. Une émotion violente s’empare de tout notre être quand nous nous sentons en face de la mort, et cette émotion est irrésistible. Nous avons beau faire, nous tenons à la vie, et nous y tenons par la peur, car la mort nous fait peur, et même toute peur suppose l’image de la mort, plus ou moins consciente. Plutôt souffrir que mourir, disait le bûcheron de La Fontaine, et La Fontaine s’extasie sur le mot de Mécénas, qu’il trouve si beau qu’il ne veut pas l’omettre :

… pourvu qu’en somme
Je vive : c’est assez ; je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort ! on t’en dit tout autant.

Cet amour de la vie, cette peur épouvantable de la mort, tout homme les porte en lui. Il faut un réel courage pour faire violence